Après son beau recueil de poèmes sorti l’an passé (Et des dizaines d’étés dorés), Jérôme Leroy nous revient avec un ouvrage bref, composé d’un ensemble de textes courts. Là encore, nous pouvons parler de poésie en prose et l’on retrouve d’ailleurs quelques procédés stylistiques qu’affectionne l’auteur, à l’instar de ce système de répétition de certains éléments qui lui permet de creuser le même sillon, de boucler ses boucles. Dans Un parfait effondrement se dessine également, en creux, une esquisse d’autobiographie faite de réminiscences, de souvenirs enfouis, de couleurs et d’odeurs aimées autrefois. Pourtant, le livre se situe à mille lieues de « l’autofiction » tellement à la mode aujourd’hui, celle qui somme le lecteur de compatir ou de s’indigner face à ce que Deleuze nommait le « sale petit secret », que les littérateurs exhibent désormais comme des trophées à l’heure de la transparence absolue.
L’anecdote ne vaut ici que pour l’espace qu’elle offre au lecteur, libre ou non de partager les sensations et émotions que Leroy tente de transmettre. Plutôt que d’imposer une ligne de conduite à laquelle il faudrait adhérer à tout prix, l’écrivain nous propose un vagabondage buissonnier où chacun pourra trouver sa place.
Faisant l’éloge d’écrivains catalogués à droite, Leroy le communiste s’amuse de cet apparent paradoxe :
« On dira que le lecteur a des goûts de droite. Il répondrait sans doute, s’il éprouvait le besoin de se justifier qui vient de moins en moins avec l’âge, qu’on peut merveilleusement écrire avec des idées franchement rances et écrire rance en se prétendant l’ami du peuple. Le lecteur pourrait donner des noms que les lecteurs trouvent en ce moment même sur les tables des librairies, mais le lecteur ne dénonce jamais personne, ce n’est pas son genre. »
Mais au-delà des questions politiques qui reviennent de manière périphérique même si elles demeurent primordiales chez Leroy, ce désir d’offrir à chacun une place se traduit surtout par l’ouverture de brèches spatio-temporelles au cœur de la catastrophe en cours. Car, on le sait, ses deux obsessions principales sont le temps, celui révolu du « monde d’avant », celui qui passe comme « du sable qui fuit entre les mains » mais aussi les lieux, qu’il s’agisse d’une gare à Nevers, d’un paysage berrichon, d’une plage au Portugal ou d’une île grecque.
De tous ces endroits qu’il a fréquentés, Jérôme Leroy rapporte, à l’instar d’un peintre impressionniste, un certain nombre de couleurs, d’odeurs, de lumières et d’émotions uniques. Elles viennent de simples jardins, de sous-préfectures préservées du bruit du monde moderne, des étals de bouquinistes où l’on picora jadis un vieux Fleuve noir avec un dessin de Gourdon en couverture ou encore une antique édition de poche d’Alexandre Dumas… Avec une palette remarquablement épurée, l’auteur parvient à une puissance d’évocation rare :
« Aujourd’hui, quelque part sur la côté picarde, c’est bleu. C’est bleu partout, sur les dunes, sur la mer, sur les promenades. Hier, il y avait déjà, précoce, cette rumeur estivale des plages, qui est le bruit même du bonheur, comme est le bruit même du bonheur la bande-son des Vacances de M. Hulot de Jacques Tati. Des rires, des ballons, des cerfs-volants, des paravents qui claquent, toute une humanité légèrement éblouie après tant de gris, étonnée par cette grâce simple qu’on lui accorde. »
Fixer pour l’éternité ces images fugitives, ces instants privilégiés, c’est pour Leroy une manière de conjurer le temps qui détruit tout. Ce rapport au temps explique d’ailleurs le titre choisi pour le recueil, ce désir d’emporter quelque chose de « parfait » au cœur même de l’effondrement :
« Non, ce qui brise le cœur, donne envie d’aller se recoucher ou de nager en ligne droite et de finir « comme un nageur qu’on attend plus », c’est l’absolue certitude de vieillir dans des alertes sanitaires et climatiques quotidiennes, de voir le capitalisme ravager ce qu’il reste de douceur de vivre, c’est-à-dire pas grand-chose. »
Face au désastre global qui englobe aussi bien le capitalisme globalisé que les horreurs de la novlangue, la haine recuite partagée sur les réseaux sociaux inquisiteurs ou les promesses effrayantes de l’I.A, Leroy délaisse la révolte (qui bout toujours pourtant dans ses veines) pour le pas de côté. Que le monde aille à sa perte, il restera toujours pour quelques-uns les souvenirs des films de Losey ou d’Ozu qu’on peut désormais regarder dans le train (« Ozu, c’est l’expérience limite, comme parler la tête sous l’eau le plus longtemps possible. Il ne se passe rien et soudain une ivresse calme vient, un genre d’étourdissement au ralenti.
On sourit béatement comme si on venait de voir la Vierge alors qu’on vient de voir trois écoliers japonais faire des concours de pets en 1959 et leurs jolies mamans se demander pendant presque tout le film s’il faut les laisser regarder des matchs de sumo à la télé. Les hommes boivent trop, comme d’habitude chez Ozu, mais ils boivent trop avec amabilité. »), ceux des poètes ignorés ou presque (Cadou, Follain Guillevic, Toulet…) et des écrivains « infréquentables » (Morand, Chardonne, Déon…) ou oubliés (Larbaud, Mac Orlan).
Du passé, Leroy extirpera des souvenirs de femmes, de petites amoureuses eustachiennes avec qui on put partager le goût de la Série noire ou de professeur de maths capable de marquer durablement l’adolescent par sa seule manière d’entrer en classe. Devenu enseignant à son tour, Jérôme Leroy se souvient des filles de son collège de ZEP et de leur goût pour Hélène et les garçons, sitcom qui lui paraît aujourd’hui comme « le Rohmer de la ZEP. C’est-à-dire une autre façon de penser l’émancipation : par la désinvolture, l’élégance, le sentiment de la langue. »
Ces oasis de douceur, cet attachement à la préservation des choses du passé (à ne pas confondre avec la nostalgie doucereuse des amateurs de sépia) finissent par définir une véritable ligne politique. Non pas celle du militantisme braillard mais d’un certain art de vivre :
« Je préfère m’offrir le plaisir d’une rêverie plus heureuse : un monde qui ne serait pas effondré à cause de la Bombe ou d’une catastrophe climatique, mais parce qu’il aurait trouvé comment se libérer du travail. »
Face à un monde qui court à sa perte, la véritable résistance viendra peut-être de cette manière de quitter le train en marche, de se mettre à l’écart, d’une « certaine qualité de dégagement »… Et de croire les poètes lorsqu’ils affirment qu’il est plus que « temps de reprendre le temps qu’on nous a tellement volé. »
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Un effondrement parfait (2025) de Jérôme Leroy
Éditions La Table ronde, 2025
ISBN : 979-10-371-1479-2
152 pages – 16€
Disponible le 9 janvier 2024
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