L’œuvre de Jérôme Leroy, quels que soient les chemins qu’elle emprunte (littérature jeunesse, romans policiers, poésie) semble ne tourner qu’autour d’une seule obsession : celle du temps. L’auteur n’aime rien tant que situer ses récits dans un futur proche qui ressemble étonnamment à notre présent. Qu’il s’agisse de l’arrivée imminente d’un parti d’extrême-droite au pouvoir (Le Bloc) ou de l’effondrement de notre civilisation comme dans Lou après tout ou ici ; Leroy ausculte avec une rare lucidité et une profonde mélancolie la marche inéluctable de notre monde. Après avoir fait longtemps preuve d’une certaine nostalgie pour « le monde d’avant » qui persiste encore dans Vivonne (« Ils comprenaient, grâce à Adrien, que leur nostalgie n’avait rien de ridicule, que leur mélancolie n’était pas liée aux hormones mais deviendrait un mode de connaissance du monde ainsi que la meilleure des machines à voyager dans le temps. »), il s’agit désormais pour ses personnages de faire un pas de côté, de sortir du flux infernal que nous impose un univers où la technologie fait désormais obstacle à des rapports tout simplement humains et où elle précipite la catastrophe écologique en cours. Dans Un peu tard dans la saison, nous assistions à un phénomène étrange (nommé « éclipse ») où un certain nombre d’individus décidaient soudain de disparaître littéralement, sans explications. Et dans Vivonne, un court passage résume à la perfection le projet de Leroy qu’on ne peut en aucun cas réduire à une simple nostalgie de la douce époque des « trente glorieuses » : « La grande affaire de Vivonne n’est même pas de remonter le temps, c’est d’en sortir comme on sort d’une maison qui s’effondre sur vous. »

Qui est Vivonne ? Un poète rare et méconnu qui semble transfigurer l’existence de ceux qui l’ont rencontré et qui l’ont lu. L’éditeur Alexandre Garnier a publié autrefois ses livres mais a toujours manifesté une forme de jalousie envers ce camarade à qui il aurait aimé ressembler. Alors qu’un typhon s’abat sur l’île-de France et que l’Europe est ravagée par la « balkanisation climatique », Alexandre entreprend de se racheter et de consacrer à Vivonne, dont on a perdu la trace depuis 2008, une biographie qui permettrait de percer le mystère de cet écrivain singulier…

Comme dans Un peu tard dans la saison, Jérôme Leroy construit son récit selon le principe du montage parallèle et s’intéresse essentiellement à trois personnages : Alexandre Garnier, alter-ego de Vivonne mais qui aurait abandonné ses idéaux au profit d’une « situation » dans la société, Béatrice, une des maîtresses de Vivonne qui s’apprête à prendre l’avion pour le rejoindre et Chimène, une jeune milicienne dont on découvrira au fur et à mesure les liens qu’elle entretient avec le poète…

Cette construction permet à l’auteur de jouer sur plusieurs registres. Comme dans Lou après tout, il décrit de manière assez effrayante l’effondrement du monde et ses conséquences funestes. Catastrophe écologique d’abord (« La particularité de sa génération, c’était qu’elle avait vu Soleil vert à quinze ans et qu’à cinquante, elle vivait dedans ») mais aussi catastrophe politique puisque le pouvoir est aux mains des Dingues (un parti libéral-autoritaire ressemblant à s’y méprendre à celui qui gouverne la France actuellement) et que de multiples groupuscules s’affrontent aux quatre coins de la France (les zadistes, les salafistes, les nationalistes Celtes…). Cette « Libanisation » de la société fait froid dans le dos tant elle semble une projection crédible des affrontements « virtuels » auxquels nous assistons quotidiennement via les réseaux sociaux. Un monde où les idéologies ont définitivement remplacé le désir de bâtir quelque chose collectivement.

Vivonne frappe par cette manière de décrire une civilisation qui s’effondre alors qu’elle a fait du progrès et de la technologie son unique fer de lance : « C’était peut-être ça, le début de la fin d’une civilisation : un tas de trucs et de machins très sophistiqués qui ne fonctionnaient jamais. Des innovations hi-tech de façade, un genre de village Potemkine du progrès. ».

Lorsque Leroy s’intéresse à Chimène, son héroïne engagée dans une milice non pas par idéologie mais par une sorte de nihilisme bien de son époque, il revient à un registre qui lui est cher : celui du roman noir avec des phrases courtes, qui claquent comme autant de coups de fouet. L’approche est quasiment behavioriste et décrit à merveille la survie dans un contexte de guerre civile. Comme toujours, l’écrivain parvient à aller au-delà de la caricature et à donner une épaisseur humaine à ses personnages, même les plus épouvantables (Cf. l’affreux Nain qui accompagne Chimène).

Reste alors l’énigme Vivonne où il n’est pas difficile de voir un alter-égo de l’auteur (né la même année, dans la même ville et ayant exercé dans le même collègue de la banlieue de Roubaix). Pour Leroy, Vivonne représente moins un prophète dont il faudrait suivre à la lettre les préceptes qu’une sorte d’idéal que la poésie peut nous permettre d’atteindre. Quitter la marche folle du monde, c’est renouer avec la Douceur, une utopie à laquelle la littérature en général et la poésie en particulier peuvent nous permettre d’accéder. Ce n’est sans doute pas un hasard si le livre s’ouvre et s’achève sur un prologue et un épilogue allégoriques, à la fois apocalyptiques mais renouant avec l’Odyssée d’Homère.

Le propos du roman a beau être très pessimiste, il est porté par l’espoir d’une réconciliation. Alexandre Garnier (même âge et camarade de classe de Vivonne) est l’autre « face » du poète, celle d’un homme qui a composé avec ses petites lâchetés pour occuper une place dans la société. Pourtant, en s’attelant à cette biographie, il parvient à approcher cet idéal promis par la poésie : « […] Vivonne était l’incarnation passagère, dans un Occident qui s’effondrait si visiblement sur lui-même, d’une idée éternelle de la Poésie, une idée qui avait toujours existé comme secret du temps et comme vérité du monde. » et à comprendre qu’il n’y a qu’un projet valable dans l’existence : la recherche éperdue de « l’or du temps »…

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Vivonne (2020) de Jérôme Leroy

Éditions La Table ronde, 2020

407 pages – 22€

Sortie le 7 janvier 2021

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