Luca TORTOLINI et Daniela TIENI – A quoi rêve Marco ? (Rouergue)
Entrez dans la danse des songes. Un personnage endormi rêve d’un autre qui rêve d’un autre qui rêve… de notre 1er personnage, Marco. Cet enfant assoupi sur la plage englobe-t-il tous les songes, le sien et celui des autres, comme les enfants croient que le monde émane d’eux ? Ou est-il un simple maillon de la chaîne ? Quoi qu’il en soit, ce livre est une passerelle idéale pour glisser vers le domaine onirique, un merveilleux outil pour créer ce moment propice, le soir, au lâcher prise nécessaire à l’endormissement.
Le texte, très simple, se fait discret. Luca Tortolini est un auteur italien de littérature jeunesse qui aime choisir des thèmes où l’enfance se déploie dans sa singularité. On peut trouver en France, entre autre, « l’Inconnu » ou « la Maison des Autres Enfants ». Dans ce dernier album, il s’interroge sur ce que le foyer d’un bambin dit de lui, ce qu’il raconte de sa condition, par exemple. Il privilégie un traitement rêveur et poétique, qui laisse la place au flottement et à l’appropriation.
L’illustratrice, au sein d’aplats de peinture, d’espaces vides, loge ici et là, très minutieusement dessinés, des objets, des animaux… Et pose toujours dans la page cette silhouette assoupie plus on moins confortablement : allongée au sommet d’une montagne comme à plat-ventre sur un pouf poire, ou tordue sur une chaise de musée. Devant ces corps ballants, détendus, dégingandés, notre corps, notre esprit, à leur tour contaminés, se détendent.
Des éléments loufoques s’ajoutent graduellement à des paysages plutôt réalistes : un corps allongé sur une serviette de plage, près de la mer, un pêcheur endormi dans une barque, au milieu d’un lac font place à un ours endormi dans une coupe à glace, avec dans la main un cheval que l’on suppose en peluche. Mais qu’apercevons-nous ? Le jumeau de ce destrier aux aguets, se cache derrière une charlotte aux fraises et semble faire un clin d’œil à une souricette dont le nez dépasse de la table. Ce glissement progressif vers l’imaginaire, cet enchaînement d’éléments de plus en plus incongrus traduit délicatement la mécanique surréaliste du rêve. Elle nous incite à poursuivre la balade de page en page, à plonger dans un monde étrange comme on s’endort. Grâce également à un jeu subtil sur les correspondances : sac à dos en forme de singe ou crocodile dans le papier peint d’un mur éventré exposé en pleine rue, deviennent des personnages endormis quelques pages plus loin.
Un parasol devient une soucoupe volante, le bras d’un bonhomme de neige, en branchage, l’étrange bouquet d’une vieille dame. Tout nous rappelle la logique à part entière des songes qui se nourrissent des visions de la journée, de façon détournée, mystérieuse et subtile : un musicien porte un tuba ; quelques pages plus loin, un autre dort sur son violon ; un sapin dans une boule de neige suggère la forêt qui entoure le lac gelé d’une prochaine page.
Un processus de décadrage nous pousse à aller voir ce qui se passe sur la page d’après, à imaginer ce qu’il y a au dessus en dessous, au-delà du visible. Par exemple, en recomposant les éléments manquants : qu’y-a-t-il au dessus du mollet chaussé de chaussures à talons ?
Incongruité, fausse maladresse dans ces décors plantés de façon un peu bancale de part et d’autre de compositions architecturales : leurs structures, leurs mises en relief, les perspectives décalées installent un monde entre ici et ailleurs, entre réel et imaginaire. Quand le travail d’ombre permet l’encrage des personnages dans leurs espaces, l’eau provoque un flottement d’une manière très agréable, nous plongeant dans la méditation, une respiration rêveuse… l’impression de décrochage. La multitude des techniques utilisées par l’illustratrice – papiers découpés, à motifs ou unis, peintures et dessins – enrichissent cet univers d’entre deux mondes.
Est-ce la formation d’art-thérapeute de Daniela Tieni qui permet à son univers graphique de prendre soin de nous comme un coton tout doux, une chaude couverture qui nous recouvrirait avant d’aller dormir ? Chez cette expérimentatrice, l’étrange, ce décalage d’avec la réalité qu’elle cultive, n’est pas source d’angoisse.
Les rêveries sont consolatrices : elles nous recollent à notre part malmenée par l’emprise du rationnel, envahissant et sans partage. Cet ouvrage est un bel émissaire du droit à l’imagination et à l’absurde.
AD
Florence Vidal – Les Animaux Magiques (Didier Jeunesse)
Quand l’imagier traditionnel se rebiffe et troque la connaissance naturaliste contre l’imaginaire et le surréalisme, il ouvre une porte sur le rêve fantasque et l’excentrique. C’est exactement ce qui se produit avec Les animaux magiques. Fermé, ce livre ne laisse absolument pas présager les secrets qu’il recèle. Dès qu’on l’ouvre, la fantaisie s’en échappe instantanément. Si chaque page est coupée en deux parties de façon classique dans ce type d’albums « méli mélo », ici les deux morceaux du corps d’un animal sont agencés en ordre aléatoire : en haut un début de phrase qui coïncide avec le buste ; en bas la fin d’une autre phrase et le bas d’un autre corps. Florence Vidal déclare la guerre à l’ordre, dès la première page qui propose une grenouille papillon, avec comme proposition : « la grenouille voltige de fleur en fleur ». Évidemment le lecteur le plus terre-à-terre cherchera à reconstituer chaque animal réel, mais ça n’est évidemment pas le but de l’autrice.
Comme Ambroise Paré qui au XVIe siècle passait des planches d’anatomie à sa galerie de monstres dans « Des Monstres et de prodiges », Les animaux magiques annonce sa qualité d’inventaire merveilleux dès son titre, son ironie de la connaissance par cette galerie de l’évolution délirante, et tel un manifeste, propose une dérision de la réalité pour un voyage excentrique au pays des aberrations. Par cet art du découpage, elle troque la pédagogie scientifique contre l’incitation à l’évasion féérique et rigolote. Les combinaisons paraissent presque infinies et c’est avec jubilation que les lecteurs de tous âges s’amusent à créer leurs propres créatures.
A l’instar des jeux de « myriorama » ou de « métamorphoses » du XIXe siècle dont les petites cartes permettaient d’agencer visages, personnes et paysages à foison, il constitue une perle de graphisme et de créativité qui met les sens du lecteur en éveil. Le dessin épuré utilise des formes en pochoir sur fond blanc, avec un choix limité de couleurs : le bleu, l’orange, le noir et le rouge permettant aux lignes de se rejoindre d’une moitié de page à l’autre. Livre objet, livre d’art, Les animaux magiques renvoient aussi aux dessins stylisés et épurés de Pierre Belvès pour le Père Castor (Le poisson d’or, Les rois mages, Le Tigre en bois) Même si la thématique animale lui assure une certaine unité, Les animaux magiques relient dessins et thèmes à la manière d’un cadavre exquis.
Un coq-singe qui se suspend par la queue.
Un canard qui grimpe le long des murs ensoleillés.
Un phoque qui montre ses crocs en rugissant !
A vous de choisir ! A vous de constituer vous-même vos animaux, de faire exister l’impossible. Presque 50 ans après, le livre de Florence Vidal se révèle toujours efficace. Bon, je vous laisse, je vois mon lapin qui s’enfuit en battant des nageoires !
OR
Hee-na Baek – Chat Chelou (Piquier Jeunesse)
Le plaisir que l’on se découvre un peu par surprise à faire partager une histoire, voilà bien la preuve de sa réussite ! On la raconte avec délectation à une amie, on mêle souvenirs d’images et de mots et, suprême victoire, on fait la rire !
Croqué dans un dessin épuré accompagné de quelques mots et onomatopées ce « chat chelou », aux allures de « Bad boy » semble être le digne héritier coréen de nos bandits de chats de gouttière, tels que représentés dans les Aristochats de Walt Disney… en beaucoup moins squelettique… Gros et gras, ce matou rappelle aussi bien les chefs de bande de polars noirs coréens, ou les yakuzas blafards et drôles de Kitano, avec son œil à demi-fermé, comme suite à un règlement de compte.
Le poil se hérisse sous un trait au fusain à la finesse irrégulière, les cavalcades de ce personnage qui s’étale dans la page, en prend possession, bouscule tout sur son passage et ne laisse que la désolation. Le dessin évoque la vie de chasses et de courses, de recherches crasseuses dans les poubelles de ce sacré chafouin. L’illustrateur nous présente un joli travail « d’animation », suggéré par une première esquisse au crayon auquel se superpose le tracé définitif légèrement décalé pour signifier le mouvement d’une oreille ou d’œufs avec lesquels on jongle.
Ce mâle à la bedaine de castra, entre toilette privée de chat-chat à sa mémère et confrontations épiques d’avec les chiens et les camions bennes, va vivre une aventure peu banale : il va devenir mère. Oui, vous avez bien lu. Cette personnification de la virilité pas du tout débonnaire (et c’est encore plus drôle si l’on se réfère à nouveau aux mythes des yakuzas), ce personnage agressif redouté des poulettes dont il gobe les œufs à son quatre-heures, même pas équipé pour être père, vu son allure de sumo félin, va voir sa gourmandise changée en enfantement. Le dernier œuf gobé s’avère étrange. Son aspect doré, seule couleur présente dans l’album en dehors du fusain noir, est-il indice de bizarrerie ? De magie, peut-être. En tout cas, le ventre du matou devient le siège du développement d’un poussin dont nous voyons l’évolution en coupe transversale, puis l’expulsion scatologique ! Et ce poussin d’éveiller le gros glouton à la douceur jusqu’à ce que ce dernier se voie requalifié par les poules de « maman du petit Piou ». On retrouve l’ancien Chat Chelou, désormais heureux contemplant la lune aussi dorée que petit Piou qui, lui, pour une fois gris de la pénombre de la nuit, a suivi son « père-mère » adoptif de chat sur un toit.
Derrière cette histoire faussement simplissime, drôle et fantastique, perce le droit à l’affection attentionnée, le droit à l’inversion des genres.
L’écriture sobre, enlevée et gracieuse invite les hommes et les petits garçons à accepter leur féminité, la tendresse, les transformations, les surprises que la vie nous préserve. A rester ouvert.
L’autrice et illustratrice ont déjà publié en France « Les petits pains au nuage », poétique envolée au dessus de la ville conçu en relief : maison en carton et chats en papier s’envolant à travers la page. L’album reçu un prix à Bologne en 2005. Espérons que la suite de son œuvre soit rapidement publiée en France !
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Prévers, Desnos, Apollinaire, Eluard – Les quatre saisons d' »En sortant de l’école » (Thierry Magnier)
Les Éditions Thierry Magnier ont l’excellente idée de rassembler en un livre et 2 dvd l’intégrale des 4 premières années de l’émission « En Sortant de L’Ecole », qui est diffusée sur France3 chaque saison pendant le printemps des poètes.
L’image et le mot fusionnent, proposant un voyage dans les univers poétiques de Desnos, Apollinaire, Prévert ou Eluard et dans des esthétiques d’animation variées. Il est passionnant de voir comment chaque animateur s’empare de l’écriture du poète pour la faire sienne, la laisser provoquer des réactions presque chimiques au sein de leur imagination, qu’il s’agisse d’une narration des plus classiques (pour le moins bon) ou d’un l’élan onirique, surréaliste voire abstrait pour le meilleur. Le traitement peut être léger, comique ou dramatique et notre quête d’émotion visuelle régulièrement assouvie. Mais finalement, le fil immuable, dans cette divagation n’est-il pas la poésie elle-même ? Dépassant la mise en valeur des mots du poète, de la particularité de chacun, l’animation constituerait par excellence un art qui pourrait se débarrasser des contraintes et des contingences du réel, propre à laisser vagabonder l’esprit. Selon le poète, le réalisateur se retrouve plus ou moins bloqué dans ses désirs, l’anarchie, l’ironie sociale et politique de Prévert – très détaillée – et donc quelque peu cloisonnante comparée à ce qu’offre Desnos en matière d’interprétation, comme une porte ouverte sur l’infini. Quant on aborde Apollinaire, c’est le trauma de la guerre de 14 qui prédomine de manière inouïe en ce mélange de douleur de profond amour d’une femme-flamme qui veille et ne vacille jamais, permettant au soldat de survivre aux événements les plus atroces. Eluard, surréaliste comme Desnos, permet de retrouver une bascule plus radicale dans l’étrange avec ce ton allègre et simple qui lui est propre traité souvent de manière très douce. « En Sortant de L’école » constitue un bel outil d’exploration, de confrontation d’arts et de mise en perspective. Cultivant le sens de la mise en abyme et du jeu de mots, la collection « En sortant de L’Ecole » permet à la jeune école de l’animation française de laisser libre court à son imagination à travers l’hommage rendu au(x) poète(s). Loin de la tentation du mimétisme et d’une illustration servile, les réalisateurs expérimentent souvent et viennent confirmer combien l’animation, loin des clichés qui perdurent, n’est pas le dessin animé pour enfants, mais un art qui utilise de multiples techniques, qu’il s’agisse de dessin, de collages, de marionnettes en stop motion. On nuancera cependant notre enthousiasme, certains films accusant une texture parfois trop digitale aux mouvements numériques trop fluidifiés ou d’illustrations de livres s’animant un peu maladroitement. D’autres en revanche font preuve d’une étonnante prise de risque : utilisation du sable dans une gamme chromatiques réduite (brun et jaune pâle) pour Paris, de Desnos ou création de figurines animées dans une forêt, un sombre château, eux aussi constitués en tissu pour Les Oiseaux du Souci, de Prévert. Plus simplement, ailleurs, un crayon s’emballe et figure le mouvement, le désordre sous forme de gribouillis, pour Ville et Cœur d’Apollinaire. « En sortant de l’Ecole », au-delà d’une éducation à la poésie parfaitement pédagogique pour les enfants, constitue tout également une éducation à l’image, à l’heure où les yeux de nos enfants sont saturés par les mêmes programmes des mêmes maisons de production (le dernier Dreamworks, le dernier Pixar…). Belle idée pour titiller l’ouverture d’esprit, éveiller à de nouveaux mondes, et permettre de regarder le monde avec une certaine poésie, peut-être.
OR
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