Thierry Dedieu – La princesse au bois se cachait (Seuil Jeunesse)

Revoici au Seuil Jeunesse Thierry Dedieu avec son style inimitable. Un style reconnaissable d’un album à l’autre, bien que varié, parfois inattendu, mais privilégiant toujours une technique précise pour servir au mieux une histoire.

La princesse au bois se cachait est un conte, avec son lot de sorts jetés et de sorcières, son lot de miracles et de suspens. Il est ici question de jumeaux – un frère et une sœur – l’un va devoir mettre à l’épreuve son amour filial pour sauver l’autre.

Cet album traite de la puissance des liens du sang, de sa force ambiguë, de la reconnaissance instinctive que la gémellité induit. L’histoire peut sembler d’une douceur cruelle, puisqu’il est question de sacrifice. Mais si on veut bien y réfléchir un peu, on comprend vite que cette cruauté est nécessairement doublée de bonté et de panache. Car « renoncer » pour sauver son « autre », celui qu’on chérit le plus au monde, est une forme de joie spirituelle, celle de l’amour sublimé qui élève les êtres en élevant les cœurs. Si les adultes ne saisissent pas la subtilité du message, les enfants, eux, comprendront tout de suite.

Métaphore de l’hermaphrodite platonicien coupé en deux, cherchant éperdument sa moitié sa vie durant, La princesse au bois se cachait est riche d’une symbolique originelle traitée mille fois. Pourtant elle est redécouverte ici avec délices. Si elle est adressée aux enfants, puisque cet album est dit « jeunesse », les adultes devraient y trouver aussi matière à penser et matière à voir. Commençons par le début : on détaille l’image de la couverture et immédiatement on se dit que ce livre aurait pu aussi s’appeler La princesse auX bois se cachait. Et on rit déjà, parce qu’on devine un Thierry Dedieu amusé de ses propres facéties.

Les dessins de l’auteur & illustrateur sont beaux et purs. Qu’ils soient réalisés au fusain comme dans le très silencieux et sidérant « 14 – 18 », où l’éclat sépia rendait compte à lui seul des éclairs des bombardements, ou simplement esquissés au crayon comme ici. Ils semblent être ébauchés puis finalisés grâce à des filtres numériques, notamment pour les fonds aux textures minérales, proches du rendu de la pierre. Les grandes plages de motifs dorées apportent à l’album une esthétique de livre enluminé. On a bien compris que c’était un album à offrir pour Noël… mais qu’on ne s’y trompe pas, voici une histoire universelle : on peut très bien se l’offrir aussi aux Rameaux ou après le Ramadan.

PV

Kjell Ringi – l’Etranger (Kaléidoscope)

Un jour, un pied apparaît. Et rien ne va plus. Il faut dire que ce pied est énorme… ou les habitants habituels de ce pays aussi minuscules que des lilliputiens. Allez savoir. Une chose est sûre, le roi l’a décrété, ce pied doit partir. Et le reste du corps avec, bien entendu. Une médiation est tentée. La minuscule armée est mobilisée  puis mise en action… action très peu efficace au vue la disproportion entre les moyens alloués et les résultats voulus, due à la différence de taille… Enfin, rien n’y fait. Jusqu’à ce que…

Cette réédition nous permet de redécouvrir une époque où l’illustration pour enfant, avec fraîcheur, osait l’expérimentation stylistique, une certaine simplification des formes flirtant avec le symbolisme : zéro éléments de décors, en dehors d’une vague vague ; des personnages, simples silhouettes comiques, identifiables à quelques accessoires ; peu de couleurs : fond blanc, bonhommes à la peau pigmentée d’un joli rose-oranger et usage de sa couleur complémentaires, le bleu, pour les yeux  ou l’eau qui coule et pour finir d’imposantes moustaches noires ! Le travail de la couleur exécuté comme au pochoir et à l’éponge, donne du relief aux illustrations. Cela donne un aspect décontracté à l’œuvre qui installe pourtant, comme à l’étourdie, de la profondeur.

Kjell Ringi est également peintre : il aime disposer des personnages minutieux en miniature dans des décors démesurés, comme perdus dans des créations, des mécanismes qu’ils ne maîtrisent plus. On retrouve donc dans cet ouvrage sa prédilection pour des créatures minuscules, comme s’ils quittaient les habituels châteaux baroques du peintre pour un conte dépouillé.

La première publication de cet album sur le thème de la peur de l’étranger, de la guerre, de l’accueil de l’autre et de la communication possible, date d’une année devenue ô combien symbolique et aujourd’hui anniversaire : 1968.

Reprécisons un contexte pesant de cette fin des années soixante : la guerre du Vietnam et les luttes pacifiques pour les droits civiques qui sont une demande de reconnaissance d’égalité des hommes et femmes entre eux. Soulignons que l’auteur est suédois, rien de moins qu’un concitoyen de Nobel, fondateur du plus prestigieux Prix de la Paix.

En quoi ce contexte a-t-il pu agir sur ce petit album ? La fin est une apothéose pacifique profondément cathartique pour qui a été victime pour de bon d’injustice, racisme ou autre. Une petite fille de bientôt 8 ans qui m’est très chère adore l’Etranger sans doute pour cette raison : à la fin les contraires se reconnaissent et se consolent, l’agresseur terrifié réparant son erreur.

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Marie-Aude Murail / Christel Espié – Le visiteur de la nuit ( Albin Michel Jeunesse)

Belle collaboration entre Marie-Aude Murail et Christel Espié que ce Visiteur de la nuit. Ce pourrait être un conte de Noël de Dickens retrouvé. Rien n’y manque : ni le Londres du XIXe, ni la neige qui tombe un soir d’hiver, les demeures aristocratiques, des majordomes dignes, des rêveries d’enfant, une vision des inégalités sociales et une empathie pour les classes défavorisées que n’aurait pas renié l’auteur d’Oliver Twist.

Voici 9 ans que la femme de Jason, un homme « puissant et riche » est morte en mettant au monde une petite fille. Beatrix est désormais une enfant si fragile que le médecin a prévenu comme une sentence, que sa seule chance de survivre serait d’atteindre ses dix ans. Alors que quelques semaines la séparent de cette date, la voilà qui s’affaiblit de jour en jour. Jason maudit son sort et jalouse son jardinier, pauvre de condition mais heureux père de 15 enfants, tous en forme.  Jusqu’au jour où lui apparaît – est-ce bien un rêve ? – un étrange visiteur qui lui fait une étrange proposition. Il invitera le jeune fils de son jardinier à tenir compagnie à sa fille et lentement la maladie passera d’un corps à l’autre. Rien ne se passera comme prévu. Avec cette prenante histoire, Marie-Aude Murail renouvelle la fable du pacte avec le Diable en lui donnant des consonances sociales (mais c’est finalement déjà le cas régulièrement, y compris chez les Frères Grimm). L’opposition entre le vieil homme et Jason est d’autant plus intéressante que le nanti qui possède tout finit par envier le bonheur de l’homme simple et se demander quel est son secret. Quelle ironie ! L’aristocrate, lui, en vient à trouver le destin injuste ! La moralité selon laquelle « La richesse ne fait pas le bonheur » est certes un peu un poncif, mais s’attaquer à la superficialité des valeurs est une idée universelle toujours agréable à répéter à nos petites têtes pensantes. Cependant le refus de la cruauté qui faisait la force de Dickens pour mettre en relief la violence des enjeux romanesques est ici un peu regrettable ; de la part de l’auteur de Malo de Lange ou Miss Charity, on était en droit d’attendre quelque chose de moins consensuel. Comme si Marie-Aude Murail craignait d’effrayer ses lecteurs, elle opte pour une conclusion plus proche du conte de fée girly qui manque de crédibilité. Soit. C’est une manière originale de détourner la mythologie que d’envoyer ainsi le diable aux oubliettes, mais aussi un moyen un peu facile d’apposer son happy end.

La méthode de Christel Espié est quant à elle toujours aussi convaincante, excellant depuis un moment en ces superbes peintures et tout particulièrement lorsqu’elle manie le clair-obscur.  Elle est une illustratrice à l’ancienne comme il n’y en a plus guère ! Dans cet album, elle semble utiliser plusieurs techniques, notamment la peinture acrylique pour ses fonds, et la peinture à l’huile pour finaliser, modeler, ciseler les rendus. Dans certaines planches, la peinture à l’huile met en valeur les reflets aux contrastes délicatement fondus, comme l’illustration du jeune garçon et son père devant la cheminée. Ici et là, selon les planches, on remarque aussi quelques touches d’aquarelle ou de lavis acryliques. Christel Espié ne se préoccupe pas d’être inventive ou novatrice, elle est une artiste de la continuité, d’une imagerie délicieuse, avec ce petit quelque chose de désuet. Son classicisme sait rendre hommage aux grands illustrateurs d’autrefois, dans une facture sentimentale qui sait faire rêver le jeune lecteur. Il y a quelque chose de fabuleusement cinématographique à nous immerger dans ces rues sombres et calèches dans la brume, ou ces intérieurs obscurs. Ce qui n’empêche pas l’illustratrice de prendre le parti de la vivacité des couleurs quand l’espoir renaît à l’arrivée du petit garçon. Il faut louer son talent rare, car peu d’illustrateurs de cette veine subsistent, ayant une maîtrise classique de ce qu’est la « vraie » peinture illustrative. Ils méritent qu’on les honore, qu’on les fête, car ils exercent un métier exigeant qui mange tout leur temps, de plus un métier mal payé quand il est mis au service du monde éditorial. On pense à François Roca, malgré sa palette de plus en plus terreuse, à David Sala également. Cette peinture d’atmosphère inspirée par le romantisme anglais pousse à rêver qu’elle adapte un jour un roman noir – qui sait, Melmoth  ou Les hauts de Hurlevent – tant elle est douée pour les jeux d’ombre, le mystère des pièces, le mouvement des drapés. Elle transmet son amour de la peinture victorienne, de ces portraits en intérieur avec ces visages un peu tourmentés qui semblent cacher bien des secrets.

OR

Caroline Fontaine-Riquier – La moustache de Monette (Albin Michel Jeunesse)

Une moustache peut-elle changer votre vie ? Si vous connaissez Emmanuel Carrère et Vincent Lindon (et leur rencontre dans cette adaptation cinématographique d’un récit de l’auteur : la Moustache), cette idée ne vous est pas étrangère.

Ici, une fillette timide et sans ami rêve de cet « appendice » poilu comme d’un attribut qui lui donnerait force et courage. Après la lecture d’un livre, elle pourra rentrer en contact avec un géant à moustaches… qui les lui prêtera. Commenceront alors une série de péripéties dont Monette se sortira avec brio.

Cet album mêle avec bonheur éléments de vie réelle et fantastique. Le quotidien scolaire de la fillette, ses rapports avec les autres enfants, sont traversés par une moustache invisible. Un géant s’échappe des pages d’un livre où elle l’accompagnera pour l’aider à combattre un dragon ! Ce fantastique ressemble aux rêves qui nous accompagnent tout au long de la nuit. Quand ils ont cette force cathartique, ils nous rendent plus forts pour affronter la journée. L’inconscient mis en branle par une réflexion travaille toujours durant la nuit.

Il ne faut pas avoir honte de son imaginaire. Il est une force où trouver du courage et une solution à des problèmes concrets. On retrouve là des éléments chers à Maria Montessori : l’idée de forger une autonomie créative chez les enfants, de leur donner confiance en leurs ressources. Rien d’illogique quand on sait que Caroline Fontaine-Riquier illustre la série d’album des mini-aventures de Baltazar conçue pour vulgariser les préceptes de la célèbre pédagogue.

Monette, grâce à son lien privilégié avec les livres, aux ressources qu’ils lui fournissent, parviendra à vaincre sa peur et à aller vers les autres, ce qui lui permettra de se faire des amis. Nous la quitterons plus sûre de ses ressources internes, vivante et gaie parmi les autres. L’héroïne prend à bras le corps ce rapport problématique à son environnement et relève le défi avec succès. La drôlerie, l’énergie de Monette dominent, et s’emparent du dessin, vif et coloré. Les trois couleurs primaires explosent à chaque page. L’illustratrice et autrice, Caroline Fontaine-Riquier, choisit un dispositif qui permet de se centrer sur le ressenti de la fillette et son rapport au monde : les enfants et adultes, tant qu’ils sont hors de la sphère de Monette, sont des silhouettes toutes d’un bleu glacé. Leurs vêtements, puis leur épiderme sortiront de la froideur, à mesure que leurs rapports avec l’héroïne s’enrichiront pour devenir chaleureux.

Étrangement, l’allure vestimentaire des écoliers et de leur institutrice est surannée, comme sorti des années 50. Par nostalgie pour l’esthétique des vieux livres de lecture ? Par goût pour ces cartographies de leçons de choses au réalisme idéalisé et élégant ? Ces éléments forment un contraste fort, comme effacés derrière Monette toute de couleurs, cheveux au vent, partageant une gamme chromatique de jaune et rouge, une allure simple et libre avec sa maman.

Les illustrations semblent mises en couleur sur tablette graphique sur la base de dessins esquissés au crayon de papier. Le grain du crayon rendu par ordinateur donne un matière de craie ou de pastel sec aux images. Par contre, le traitement numérique des ombres est si discret qu’il est presque invisible et surtout la profondeur de champ nous semble quasi absente. Sur certaines pages, les personnages ont l’air comme collés sur le décor, notamment quand le géant arrive dans la chambre de la fillette.

On aime les bouilles animées des deux principaux protagonistes, leurs expressions comiques, comme le goût de Caroline Fontaine-Riquier pour les références aux cultures extrême-orientales : le visage de l’ogre rappelle certains masques japonais, le dragon et les paysages imaginaires également. Ces derniers par leurs brumes épaisses évoquent un chemin vers l’ailleurs, vers l’étrange.

Vous vous régalerez à l’évocation, sans effet de manche, de cette Monette si dégourdie qui va savoir se mouvoir par delà ses peurs.

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M. Lerouge – Tinte Caboche (Seuil Jeunesse)

A l’heure des commémorations de la guerre de 14-18, il paraît évident que la littérature jeunesse y apporte sa contribution. Curieusement, Tinte Caboche rappelle le classique de Tomi Ungerer, le Chapeau Magique, évoquant les mésaventures d’un chapeau haute forme libre et valeureux, passant de tête en tête, sauvant un nouveau-né d’un berceau en flamme, où un passant d’un pot de fleur s’apprêtant à écraser sa tête… Mais ici, point de pouvoir magique, il s’agit de l’histoire d’un casque de 14 raconté par lui-même, et de la manière dont il parcourt la guerre, tel un observateur muet, tantôt capable de sauver des vies, tantôt impuissant face à la mort qui s’abat. Tout commence par une création dans une usine, qui, comme un présage porte déjà les marques du « feu et des flammes ». L’auteur s’est inspiré d’un objet présenté dans un musée de Meaux : une mandoline installée dans un casque. A l’instar de tous ces disparus, il lui invente une histoire. Il rend hommage à l’humain par l’accessoire et l’instrument, celui dont la mélodie retentissait malgré le vacarme. En prenant comme témoin l’inanimé, le silencieux, en donnant une âme à l’objet, M. LeRouge trouve un bel équilibre entre la gravité et la distance poétique, entre la cruauté du réel et l’imaginaire. Il n’élude nullement la tragédie de la guerre, n’offre pas de fin heureuse à ses héros de 14, mais il permet d’adoucir le message par l’humanité, de passer de lieu en lieu, de celui du carnage à celui de l’espoir, d’entrevoir les rencontres et les dialogues émouvants, à l’instar de celui d’un soldat français fraternisant avec l’ennemi. Etienne, comme bon nombre de ses camarades, ne s’en sortira pas, mais le casque permet de maintenir le souvenir de ces disparus. Beaucoup d’émotion dans cette œuvre dont les dessins tiennent à la fois d’Ungerer et de Tardi (on ne s’en étonnera pas). L’orange, le marron et le gris dominent pour installer une atmosphère d’enfer de bombes et de ciels menaçants au-dessus des champs de bataille. La stylisation du graphisme vise régulièrement la verticalité, que ce soit dans cette pluie d’obus qui tombent ou la vision de ces soldats s’évertuant à rester droits. Tinte Caboche révèle une façon très délicate d’éduquer les enfants à une Histoire qu’ils n’ont pas connue, de leur apprendre la terreur d’une tragédie sans pour autant les terroriser, reconnaissant ainsi dans cette mélancolie qui traverse les pages la vitalité pédagogique de la douceur.

OR

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