Sabine De Greef – Petit bruit dans la nuit (Pastel)
Des silhouettes d’arbres s’élancent comme griffés dans le gras de la page, traces blanches sur fond d’un noir profond. Entre ces arbres, une tache de couleur se balade de page en page, un peu cachée, indéfinie, longtemps. Sabine De Greef esquisse rapidement, en quelques traits un univers nocturne et vaguement inquiétant. Les principaux protagonistes sont invisibles, hors-champ, uniquement présents à travers des lignes de dialogue à lire par un adulte et sollicitant la participation de l’enfant, celui-ci étant ainsi placé en plein milieu de l’histoire Ces invisibles regardent une forêt déserte dans laquelle ils perçoivent cependant un Petit Bruit. Il pourrait être angoissant ce bruit, au cœur de la nuit, mais la voix du dialogue amène à apprivoiser ce son bizarre : « Appelle-le ! », dit elle.
Et l’incroyable se produit. Le Petit Bruit approche. Qui est ce Petit Bruit ? Quelqu’un d’intimidé, comme l’enfant qui participe au dialogue. La silhouette de Petit Bruit progresse en se dissimulant le plus possible derrière les arbres. Il avance, pourtant ! Bravement. Sa curiosité l’emportant sur sa peur. Jusqu’à se cogner presque au lecteur, puis, rencontrant trop brusquement une page cartonnée, le voilà au sol, gémissant de s’être fait mal. C’est là qu’on le découvre, enfin visible dans son ensemble. C’est un enfant-loup en pyjama rouge, accompagné de son doudou-lapin. A peine découvert qu’il s’enfuit déjà, pour rejoindre sa maman et se faire consoler. Dommage, une des voix était prête à lui faire un câlin. On aurait bien voulu voir ça.
Cette rencontre surréaliste entre un personnage et ses lecteurs, comme contenue dans l’album, est une merveilleuse occasion de faire corps avec un livre et d’aller à la rencontre de l’autre. Ce procédé de mise en abyme permet de traiter, à hauteur d’enfant, le thème de l’inconnu qui fait un peu peur. Comme la nuit – présente aussi – terrifiante, à cet âge. Décidément, la littérature jeunesse actuelle aime à décliner le thème du loup qui n’est plus aussi méchant que dans les contes d’autrefois.
Sabine De Greef, illustratrice et auteure de cet album, se distingue par la sobriété efficace de sa mise en page. On aime l’effet de matière des arbres linogravés de façon directe, presque brutale mais pleine de maîtrise ; les visages et les mains découpés, peints, aux contours noirs. Dommage que les vêtements soient représentés par des aplats de couleurs visiblement numériques qui cassent un peu l’aspect cousu-main et la mise relief.
L’album se conclut par un échec, la rencontre se terminant trop rapidement par un choc frontal. Mais quoi de plus stimulant ? Cela permet d’amorcer d’une réflexion en se repassant l’histoire, en se demandant, avec l’aide d’un adulte, ce qu’il aurait fallu faire pour apprivoiser Petit Bruit…
Gageons qu’il y aura une autre fois, et que ce courageux petit loup, comme nombre d’enfants, après un moment passé dans les bras de sa mère, sera impatient de repartir à l’assaut du monde et de repartir vers ces curieuses voix dans la nuit… Elles le traitent de « petit bruit » mais ne savent-elles pas qu’on est toujours le « petit bruit » de quelqu’un ?
(A.D.)
Arnaud Roi et Golden Cosmos – Piratomania (Editions Milan)
Encore un livre pop-up de plus sur les pirates ? Pas si vite. Après Animalia ou Dinomania, Arnaud Roi aborde donc cette fois l’univers des pirates. Son texte parcourt de manière synthétique le lexique thématique classique en commençant par les termes du « bateau pirate », puis « l’assaut », « l’escarmouche », « le repaire », pour conclure par « l’épave », chacun de ces mini-chapitres étant accompagné d’un somptueux pop-up. L’information demeure assez succincte, tout en proposant une jolie entrée en matière pour le jeune public fasciné par les pilleurs des mers. Piratomania se veut bien moins un inventaire exhaustif qu’une balade au cœur d’un imaginaire connu qui incite à la rêverie, ce que suggère parfaitement son sous-titre Voyage animé au temps des pirates. Piratomania relève avec succès le défi d’échapper au livre-gadget – danger guettant régulièrement ce type d’ouvrage – pour s’affirmer comme une superbe expérience visuelle. Sa singularité s’affirme dans son impressionnant graphisme et un parti pris de stylisation qui symbolise la représentation réaliste. Les reliefs du pop-up s’élèvent en formes coupantes et souvent géométriques. Récifs et navires acérés, vagues et voiles qui piquent les doigts. Les couleurs sont d’une vivacité surprenante et enthousiasmante : ciels orangés et bleus nuit électriques de la mer déchaînée. Si cette revisite des teintes des années 70 façon sérigraphie est particulièrement en vogue actuellement, le noir – habituellement mis de côté – ajoute perspective et sensualité au rendu. Rarement pop-up nous auront paru autant en mouvement, que ce soit lors d’un abordage qui nous fait ressentir la fureur du combat, ou dans la contemplation de vagues dont l’alternance blanc-bleu-noir aspire à merveille vers une danse effrénée. Le plaisir du relief est intense, à l’instar du moment où nous déplions la page du repaire avec son premier et ses multiples arrière-plans : le port avec le navire, le quai sur lequel évoluent les personnages, et derrière, les tripots… plus loin encore, une église, des maisons, une montagne… et enfin la mer et l’horizon. La profondeur du champ de vision laisse volontiers vagabonder l’esprit. Il faut dire que l’esthétique du duo berlinois de Golden Cosmos (Daniel Dolz et Doris Freigofas) y fait autant d’étincelles que dans Locomotion et leur histoire pétaradante des locomotives. Elle rappelle notamment le travail de certains affichistes de la première moitié du XXe comme A.M. Cassandre qui célébra l’Étoile du Nord ou le Normandie dans les années 30, influencé par l’école du Bauhaus, tout comme le sont Daniel Dolz et Doris Freigofas. Le duo évoque en particulier leur amour pour Paul Klee : de fait, on retrouve dans Piratomania cet assemblage polyphonique des couleurs qui sature la page autant qu’il la structure, lui donne vie. C’est ainsi qu’après quelques escales de notre esprit curieux et gourmet, nous prenons conscience que ces pirates appartiennent finalement plus au monde de l’Art qu’à celui de l’Histoire ; peut-être parce qu’ils évoluent et s’ébattent dans un univers gorgé de fantaisie et de poésie, un univers qui courtise l’abstraction.
(O.R)
Ronald Curchod – Le poisson (Rouergue)
L’album s’ouvre sur un univers boisé : des arbres nus, hivernaux, des cailloux moussus. Puis apparaissent deux grands yeux qui mangent toute la page. Les nôtres glissent ensuite sous une surface ondoyante, celle d’un étang ou d’un lac, et croisent un autre œil, celui d’une créature aquatique.
On ne le comprend pas tout de suite, mais à force de plonger et de se laisser perdre dans cette forêt dense, on distingue un jeu de regards, les visions subjectives qu’un petit garçon et un poisson ont l’un sur l’autre, face à face, dans leur environnement réciproque et de chaque côté d’une ligne d’eau. Elle sépare, comme une frontière, deux mondes autant qu’elle donne à voir.
L’enfant est dévoré d’envie, fasciné par le poisson. Mais son objectif n’a rien d’apaisant. Il a la pupille du chasseur, de celui qui rêve de pêcher le poisson. Son regard gigantesque s’avère, sur fond rouge durant quelques pages, agressif, conquérant, meurtrier, le temps d’inventer et réaliser ce qui s’avère être un appât. Ira-t-il jusqu’au bout de son projet ? L’album s’achève sur une surprise, une découverte épanouissante : on est plus heureux dans l’observation pacifique, la recherche d’une vie en symbiose avec les autres que dans la volonté d’assouvir une envie de conquête et de possession qui s’avère destructrice.
Ronald Curchod est un artiste qui aime à mêler animaux et humains (comme à travers cette rétrospective), mais aussi réel et fantastique, toujours avec une sorte de mélancolie douce et rêveuse. Il porte une interrogation profonde sur la nature de l’homme et son rapport au monde animal, à son environnement naturel, le présentant comme une forme d’hybride, de mutant étrange et beau, un peu inquiétant, qui donne envie de creuser en soi pour se trouver autre.
Ses illustrations sont de magnifiques peintures sur bois, comme frottées ou partiellement couvertes par la peinture, pour laisser voir la matière du support, ce qui contribue à créer un flou, une distance, une difficulté à saisir des repères, à comprendre dans quel environnement sont placés les éléments que Ronald Curchod nous donne à voir. L’artiste nous installe comme en une terre inconnue, où l’on serait obligé de faire confiance à nos perceptions, sans les comprendre ni en identifier les sources. Quelques éléments sont disposés dans des paysages esquissés avec soin, se laissant deviner par bribes : un insecte à la surface de l’eau, une plume qui tombe et toujours ce jeu de « qui regarde qui », renvoyant à une recherche d’équilibre : aucun point de vue n’est plus juste que l’autre, chacun voit ce qu’il peut. Et, c’est confiant en sa découverte, après avoir réussi son exploit, sa pêche digne d’un Hemingway, que le petit garçon sera capable d’évolution.
(A.D)
Jungho Lee – adaptation de Bernard Friot – Promenade (Milan)
Que dire d’un livre si économe en mots, d’un livre qui laisse tant de place à l’image, à la contemplation, au regard ; qui aide à faire silence en soi en même temps que le texte distille une poésie qui engage à un voyage autant métaphysique que réel ? Que dire ? Peu de mots, pour déposer, espérons-le, une trace dans votre imaginaire, une trace que la découverte de ce livre rendra peut-être indélébile.
L’illustrateur et auteur coréen, Jungho Lee, se révèle aussi imprégné de bouddhisme zen que de surréalisme belge. On trouve, par exemple, sur son site internet, un pastiche hommage à Magritte dans les œuvres récentes de cet artiste prometteur. Il appelle à la méditation par ses grandes illustrations dépouillées, si pleines de calme, au bleu profond. La représentation de quelques objets symboliques, agrandis mille fois, les métamorphose en paysage où l’être humain est une vague silhouette, parfois ombre dans un jeu de proportions qui inverse le « rapport de force » : les objets sont géants et l’être humain, tout petit.
Observons d’un peu plus près cet objet immense trônant à chaque page, et pourtant comme dissimulé : c’est un livre ! Il se balade de page en page, donne aux illustrations tout leur sens. Elles s’articulent, en effet, autour de cet objet, magique s’il en est. C’est lui qu’on suit, poursuit, qui est présenté comme mille lieux possibles, métaphores d’émotions, de vécus, de ressentis. Quelle belle mise en abîme que ce livre qui montre des livres dans de multiples décors et parle de livre et de lecture !
Les quelques mots en bas de page provoquent et accompagnent un cheminement initiatique. De connaissance, de découverte, d’aventure. On comprend, que l’auteur et traducteur Bernard Friot se soit proposé pour les traduire en français, lui qui s’inquiète tant de l’intégration des jeunes rencontrant des obstacles dans l’apprentissage de la lecture, lui qui travaille tant à leur en donner l’accès. Quoi de mieux que cet appel – sans difficulté de lecture particulière – ouvrant toute grande les portes du voyage par la lecture ?
(A.D)
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