Claudine Galea et Françoise Pétrovitch : Tu t’appelles qui ? (Thierry Magnier)
En nous plongeant dans l’univers pictural de Françoise Pétrovitch Tu t’appelles qui ? affiche d’emblée une réelle ambition plastique. Artiste contemporaine reconnue, peintre, vidéaste, graveuse, sculptrice, elle fut notamment sélectionnée par le National Museum of Women in the Arts à Washington pour participer à l’exposition Women to Watch en 2015.
Proches du pochoir, ses images évoquent certains street-artists tels que Banksy, telles des fresques murales laissées à la merci du temps. La modernité s’y mêle à un goût pour le « vintage » ; les silhouettes en contours aux traits épais semblent tout droit sorties de vignettes publicitaires anciennes, idéalisation émouvante de la figure enfantine. Des taches semblables au test de Rorschach se positionnent en miroir des visages, tel un reflet du trouble causé par un mal-être intérieur, une difficulté à sortir du brouillard, ce flou identitaire qui est le sujet même de Tu t’appelles qui ?
Un jeune garçon solitaire y évolue dans un univers sylvestre où écureuil, pierre et lac sont des compagnons avec qui dialoguer. Mais ce monde, aussi féérique qu’il soit, cette symbiose universelle ne permettent pas de se comprendre soi-même. Il s’y sent étranger, ne s’y reconnaît pas. L’abandon de ce Eden pour les nuisances de la ville mettra sur ses pas une fillette, sans nom également, figure de l’autre – du premier autre humain – différent et semblable, qui l’initiera à différents modes d’échanges – nourriture, mots écrits puis noms donnés. Sortir de cette illusion que l’on a enfant, d’être le monde, fondu, confondu en lui, c’est que saisit subtilement Tu t’appelles qui ?
Qu’il est ardu et douloureux le passage à la découverte de la différence mais qu’il est riche d’enseignement sur soi-même, semble dire l’auteur Claudine Galea, qui comme l’illustratrice réalise son 1er album pour enfant. Sur le thème de l’altérité, cet album n’est probablement pas le plus accessible, le plus simple à comprendre mais la poésie peut tracer un chemin dans l’esprit d’enfant, vers la définition de soi. (A.D.)
Marilina Cavaliere & Letizia Iannaccone : Pavor Nocturnus (Seuil Jeunesse)
Pavor est un petit garçon tout ce qu’il y a de normal … et c’est bien là le problème. Sa mère veille à ce qu’il soit bien gâté, bien habillé, à ce qu’il manque de rien, sauf peut-être de fantaisie. Surprotégé, élevé dans la peur de l’extérieur comme dans une douce prison, l’image qui lui est donnée du monde fourmille de menaces, de saleté, de la maladie, des accidents, des agressions, ou tout simplement des autres. Il remodèle cette vision erronée avec ses yeux d’enfant. Il paraît si calme, si docile, ce petit, jusqu’au jour où il est pris de vraies terreurs nocturnes. Pourtant, Pavor Nocturnus parvient à se maintenir dans une certaine légèreté, une douce fluidité, soutenu par des dessins qui s’évadent vers le rêve. Il évoque les risques à élever son enfant dans du coton, comme s’il était destiné à vivre éternellement dans une maison de poupée. C’est d’ailleurs ce que suggère un décor d’abord confiné entre quatre murs avant qu’il ne s’élargisse lorsque Pavor s’ouvrira, prendra de la hauteur pour pouvoir mieux s’évader. Le dessin de Letizia Iannacone répond aux mots en contrepoint poétique et humoristique, par un joli art du symbole, suggérant le danger dans l’ombre, le fossé entre la réalité et le fantasme véhiculé par l’éducation à la méfiance. Elles rappellent parfois le si vulnérable enfant huitre de Tim Burton et le sens géométrique un peu surréaliste, le jeu d’ombre et de lumière et les couleurs délavées d’un Peter Sis. Elle accorde une attention toute particulière aux arrière-plans solides – murailles extérieures ou murs intérieurs – et peaufine tout particulièrement les motifs de papier peint (Letizia Iannacone en dessine d’ailleurs à ses heures perdues). Derrière la tranquillité d’une petite vie bien sage, le monstre se dessine sur le mur, le manège enfantin projette une maison sombre. Pavor Nocturnus invite donc avec intelligence à une ouverture au rêve, à l’imaginaire à un monde dont il faut investir l’infini espace en « jouant en plein air », « faisant connaissance », « contemplant les choses d’en haut ou alors d’en bas selon ce que l’on préfère ». Rien d’étonnant à ce que l’auteur Marilina Cavaliere partage ses talents créatifs avec sa carrière de psychologue, car on suppose qu’à l’instar du médecin du livre, heureux de voir Pavor se métamorphoser, elle a du voir passer des parents alimentant la névrose de leur enfant en croyant faire leur bonheur. Alors oui, à l’arrivée, « La maman de Pavor est très inquiète pour lui, elle sent que tout ça va mal finir ». Mais il nous suffit de voir les expressions apeurées et figées de Pavor cheminer vers l’esquisse du sourire et la création du bonheur pour comprendre qu’au contraire, cette ouverture est le moment où tout commence. Ce sera un plaisir redoublé que de lire Pavor Nocturnus avec nos enfants, à la fois pour la beauté de l’album et celle du message. (O.R.)
Muriel Zürcher & Ronan Badel – Il était trop de fois (Thierry Magnier)
Il était trop de fois, est l’histoire d’une histoire qui n’arrive pas à commencer. Comment entamer un conte lorsqu’on nous met autant d’obstacles, par peur d’effrayer le bambin, par peur du cliché. Il était trop de fois, un drôle de petit livre, aussi drôle par son humour que par son format poche rectangulaire atypique s’avère d’une impertinence salvatrice à l’heure de la culture bien pensante qui sous des prétextes pédagogiques en devient affreusement conformiste. Cette dictature de la gentillesse vise autant à extraire toute la violence du réel qu’à bloquer la puissance de l’imagination. Roald Dahl doit se retourner dans sa tombe. Avec une liberté de ton réjouissante les auteurs poussent le débat jusqu’à l’absurde, sur un mode inspiré du « conte de randonnée », le livre ne cessant de reprendre au début avec son « il était une fois », sans parvenir à avancer. Remplaçons le loup effrayant par un caniche. Remplaçons les instincts carnivores par un gentil animal vegan. Le serpent se mord la queue, et nous reviendrons finalement au point de départ. L’air de rien y toucher Muriel Züchner et Ronan Badel s’attaquent à une époque frileuse qui à force de vouloir trop caresser le lecteur dans le sens du poil, génère de nouveaux archétypes lénifiants ; par conséquent ils évoquent aussi tous les dilemmes et les questionnements des acteurs de la littérature jeunesse. En jouant la carte de la mise en abime et de l’histoire qui évoque l’élaboration de l’histoire Il était trop de fois échappe justement aux clichés qu’il souligne.
Comment échafauder une histoire à l’heure où l’on ne cesse d’imposer des règles préalables, par refus d’effrayer les enfants, et souci de leur inculquer des règles morales, des règles d’hygiène, d’équilibre alimentaire, confondant parfois emprise du quotidien et fantaisie nécessaire de l’imagination, de l’évasion. C’est finalement une manière détournée d’initier la jeunesse à une censure qui ne dit pas son nom, à un conformisme ambiant qui impose le rose à la fille et le bleu au garçon. On suppose à ce titre que l’illustrateur devait jubiler à l’idée de n’utiliser le rose comme unique couleur, tel un coloriage enfantin au milieu des dessins au feutre noir. (Nos bambins ne savent pas encore ce que c’es que Promouvoir, mais ils ne tarderont pas à le découvrir). Ils jubileront comme nous des revirements, des gags, des animaux dessinés de manière stylisée et comique, entre Fred et Sempé. Ils suivront avec plaisir les aventures de ce caniche qui finit par faire une soupe aux navets – mais la soupe ça fait péter – avant de rendre son tablier, comme tous les autres protagonistes, signifiant leur lassitude face à cet espace créatif restreint. Bref, voici un joli éloge à la liberté de penser et de créer, et de revenir aux fondamentaux : vive la peur du loup ! L’histoire peut enfin commencer. (O.R.)
Michael Grejnie : Neuf petits chats (Philippe Piquier)
Voici un petit livre qui prend la forme d’une comptine pour apprendre à compter, et plus particulièrement à initier les enfants à la soustraction de la manière la plus poétique qui soit : des chatons qui s’endorment, s’éveillent et puis s’en vont. La simplicité des phrases nous fait cheminer à la rencontre d’une logique, et décrescendo, il n’y a plus de petit chat dans la page ! Mais sont ils allés ? La mélodie des mots berce nos oreilles. Il y a quelque chose d’apaisant dans ce parti pris de répétition des mots et des illustrations, comme si à l’instar des moutons nous nous mettions à « compter les châtons ».
Le dessin est étonnant : les motifs répétés comme sur des objets (on imagine volontiers des bols, ou de la vaisselle japonaise avec de petits animaux sur les rebords) donnent à l’ensemble un aspect très épuré, presque abstrait. Peint sur toile, leur trame est visible ; cette mise en relief bien agréable est un pas de plus dans l’implication sensorielle comme méthode d’apprentissage, technique chère à la grande pédagogue Montessori. Pour installer cet éveil visuel, numérique et poétique, Michel Grejnie fait le choix de couleurs ternes, comme dans la pénombre d’une pièce assombrie pour la sieste. Mais soudain les yeux des chats s’ouvrent un à un et dévoilent des couleurs plus vives.
Cette ballade à travers un univers simple, ludique et pédagogique est vraiment une réussite. (A.D.)
Jeanne Ashbé – La fourmi et le loup (Pastel)
Vous vous souvenez probablement du classique jeunesse Une histoire sombre, très sombre de Ruth Brown, ce conte lugubre, si lugubre qu’il débouchait sur la découverte d’une petite souris. La fourmi et le loup s’ouvre sur ce même principe narratif usant d’un amusant jeu de contraste sur les superlatifs : « Il était une fois, dans une grande grande grande forêt, une grande grande grande maison. Et sur la grande grande grande table de la cuisine, il y avait une toute petite petite petite fourmi. » Mais cette fourmi n’est pas ordinaire puisqu’elle est en quelque sorte le témoin minuscule et jusqu’ici anonyme d’un des contes le plus populaires qui soit, un conte que nous connaissons tous, mais que n’avons jamais perçu à travers de si petits yeux : « Le Petit Chaperon rouge ». Jeanne Ashbé reprend donc l’oeuvre de Perrault à hauteur de fourmi dépassée par les événements, nous invitant à ré envisager l’histoire et ses proportions, l’astuce constituant évidemment à décrypter les indices nous permettant de la reconnaître. La seconde lecture s’imposera donc ! Ainsi le petit pot de beurre dans lequel se cache notre invitée s’avère particulièrement énorme, de même que nous ne verrons qu’une parcelle infime de la pèlerine rouge. Pas de danger pour l’héroïne qui n’est qu’une observatrice. A la manière des livres d’études d’œuvres d’art, les illustrations de Jeanne Ashbé s’attardent donc aux « détails ». Pour un peu nous serions tentés de vérifier si d’autres fourmis ne se sont pas dissimulées dans des œuvres d’Art connues (Nous chercherons la fourmi de La Joconde ou celle du Radeau de la Méduse) ; et d’autres contes ont probablement leurs présence invisibles, des témoins dont nous n’avons jamais entendu parler, pour lesquels l’histoire est une toute autre histoire… Certes, cette manière d’adopter le point de vue de l’être minuscule pour lequel le moindre objet devient l’infini paysage, n’est pas neuve (comme en témoignent d’ailleurs certains Pixar ou la série des Minuscules), mais Jeanne Ashbé, par cette attention apportée au fragment, ramène le concept vers une forme d’abstraction poétique, lorsque l’infiniment petit ne permet pas la vue d’ensemble. Les belles illustrations sont portées par un art du collage qui transforme l’univers visuel en univers palpable, comme si en approchant le doigt nous pouvions en toucher la matière, le relief. « La fourmi et le loup » est donc un ouvrage aussi épuré qu’inventif et ludique, aussi simple que délicieusement stylisé. (O.R.)
Philippe Lechermeier et Claire de Gastold : Naya ou la messagère de la nuit (Thierry Magnier)
Quelle jolie poésie magique se dégage de cette histoire doucement féministe qu’est Naya ou la messagère de la nuit !
Philipe Lechermeier y fait vivre son héroïne comme un père prodiguerait tendresse et compréhension pour sa fille, ou avec le talent d’une fée marraine qui multiplierait ses dons artistiques et fantastiques. Et si les qualités de la jeune de Naya, sculptrice et magicienne se rejoignaient ? Cette touchante héroïne donne vie avec ses doigts et avec ses mots murmurés au creux des rêves qu’elle inspire. Dans une Afrique fantasmée mais travaillée par l’histoire de sa colonisation, l’audace et l’astuce de la Naya auront raison de l’envahisseur, des blancs qui veulent enlever les hommes de la tribu de la jeune fille. Les mots et la spiritualité pour venir à bout des guerres ? La valeur de la fable rappelle l’univers de Michel Ocelot, et si l’exploitation d’un seul don aurait peut-être mieux porté encore son personnage, la parabole fait mouche.
L’illustration de Claire de Gastold, est un défi audacieux : l’arrondi enfantin de son dessin un peu « naïf » renvoie aux forêts vierges luxuriantes du Douanier Rousseau. La stylisation des silhouettes, le foisonnement des formes – animales, végétales, humaines emplissant les pages à la manière des imagiers réveillent l’esthétique des albums d’avant-guerre. Le gout du détail symbolique de Claire de Gastold s’éloigne avec bonheur de l’illustration littérale. Les contours de ses protagonistes, leurs visages orangés ne caractérisant pas franchement leur ethnicité, témoignent d’un choix volontaire d’être à la fois dans l’allusion et la féérie. Avec des effets chromatiques proches de Benjamin Rabier – décidément cet âge d’or de l’édition enfantine semble l’inspirer l’illustratrice – Naya ou la messagère de la nuit propose une gamme de couleurs audacieuses, vives et claires – dominance d’ocre, sable et vert dru – l’apparition d’un bleu nuit très lumineux venant soudainement faire un merveilleux contraste. Laissons-nous guider avec Naya dans cette balade au pays des rêves et des souhaits exaucés. (A.D.)
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