Une fillette presque grande discute avec sa petite sœur de ce qu’elle appelle « une fleur qui l’envahit ». La petite ne comprend pas très bien la portée figurée de l’image – métaphore encore bien obscure pour sa jeune personne. Un dialogue s’amorce entre elles deux, décalé, parfois absurde, toujours poétique – mais exprimant très finement l’incommunicabilité naturelle entre deux âges.

Une fleur  est un des plus beaux albums jeunesse réalisés depuis des lustres sur la difficulté de grandir, sur les chamboulements dus à une adolescence qui approche, ce moment délicat où se sentir autre peut justement éloigner des autres, au point de se sentir parfois étranger partout. Le livre évoque ces thèmes avec subtilité, sans démonstrations.

En héroïne flamboyante et pleine de vitalité, la fleur endosse les costumes des métamorphoses du corps, des émotions et de l’esprit. Il n’est point question ici de douceur florale. Bobi+Bobi et Sandrine Kao développent une allégorie sur des épines magnifiant la beauté tout autant que la pensée. Le feuillage de la fleur est envahissant, sa tige grimpante, ses pétales enserrent le cœur, un peu comme la « naissance des pieuvres » pour Céline Sciamma, qui témoignait de cette sensation d’étreinte tentaculaire. Nous saisissons des détails au vol : un portrait au mur d’une famille apparemment unie, mais en réalité malmenée par le départ du père – un départ qui contient à lui seul les prémices d’une grande douleur. Un père que la grande-petite fille voit partir depuis la fenêtre du salon, comme si ce départ l’enfermait tout à coup dans un bocal bien clos. Quelle belle façon de capter le regard douloureux d’un enfant, auquel fait écho une fleur épineuse qui s’immisce silencieusement à l’intérieur de la maison comme une ronce.

La très grande beauté d’Une fleur tient à la mise en image de sensations floues, complexes à dire, à exprimer, parfois indicibles, qui ont à voir avec le silence, les chagrins muets, la curiosité, la soif d’apprendre et de vivre des enfants qui grandissent. Une mise en image par des motifs floraux déclinés à l’infini : petites pousses inoffensives devenant doucement invasives puis intrusives comme l’aubépine ou le rosier Pierre de Ronsard. Du végétal qui finit par tout recouvrir, robes et murs, comme pour mieux signifier comment une enfance qui s’achève court le risque de se diluer certains jours dans un état de flottement et de désenchantement. L’environnement s’emplit des pensées matérialisées de la grande sœur. A cela s’ajoute un jeu de perspectives déformées, tel un miroir tendu à son propre vertige. La capacité à rester également dans le sous-entendu, le suggéré, permet à Une fleur de révéler avec une douceur graphique et verbale confondantes la dureté d’une situation, l’âge de la fêlure, de la rupture, c’est à dire l’approche de l’adolescence. L’osmose entre le texte et l’image saute aux yeux, révélant une évidente harmonie entre les deux artistes :

Sandrine Kao est une illustratrice qui écrit. J’aime bien travailler avec des auteurs qui sont à l’aise avec les mots autant qu’avec les images. Ce n’est pas si courant.

Bobi+Bobi a utilisé deux types de papier « un papier blanc très beau et très épais pour les fleurs, et un autre plus ordinaire que j’ai préparé moi-même – c’est-à-dire que je l’ai rendu aquarellable à ma manière ». Elle a préparé les fonds avant de commencer à peindre. Ses aquarelles sont toutes plus belles les unes que les autres, portées par une palette très subtile, pleine de nuances, que ce soit dans les blancs bleutés, les gris colorés ou dans l’explosion somptueuse des carmins et des roses garance… Sur un fond noir la main semble s’emparer d’une branche, mais c’est le feuillage qui l’enserre finalement, prêt à l’emprisonner. Cet oxymore de la beauté vénéneuse exprime à merveille le piège d’une séduisante apparence camouflant, voire pétrifiant provisoirement le tourment. Les petits personnages de Bobi+Bobi semblent engoncés dans des corps un peu gauches, mal à l’aise dans leur enveloppe charnelle, susceptibles de trébucher, d’être blessés plus facilement. L’héroïne laisse échapper en bulle bd un « ouille » aussi charmant que symptomatique, lorsque la brèche ouverte permet au végétal de s’immiscer. On pense aux chansons d’Emilie Simon dans son album Végétal, qui déclinait en allégories florales les méandres de la féminité. Se joue cette lutte entre le soi et le moi, les allées-venues entre la beauté et la laideur, la joie et le mal-être. Elle : toujours au bord des larmes, au bord du gouffre.

Je l’entretiens. Je l’arrose malgré moi. Je pleure pour un rien. Une remarque mal placée, une mauvaise nouvelle, l’absence de nouvelles, l’absence tout court ; le temps qui court et qui se perd.

Mais qu’on ne se méprenne pas, Une fleur n’a rien de dramatique ni de déprimant. C’est un album qui parle d’une fleur en devenir – une jeune fille -, il parle de ce mouvement complexe mais vital qui transforme la chrysalide en papillon. Une évolution pleine d’apprentissages. On devine qu’une forme d’apaisement peut venir d’une rencontre, celle d’une âme-fleur, par exemple, ici un garçon sensible et timide. Ces deux-là pourront peut-être ensemble s’aider, penser, se penser, panser leurs écorchures. Une Fleur esquisse ce que la vie peut contenir de merveilles à découvrir : la richesse des émotions et de l’esprit, la richesse d’un monde à explorer – album splendide à fleur de peau.

Une fleur de Sandrine Kao et Bobi+Bobi, édité par A pas de loups

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