Après Adieu Blanche Neige, Beatrice Alemagna s’associe aux mots de l’écrivaine suédoise Sara Stridsberg pour un autre joyau, qui s’attache aux choses les plus simples, anodines donc essentielles, aux riens et au rien. Lorsqu’il n’existe pas de forêt alentour, on va au parc. Qu’il se situe, sauvage au milieu de centaines d’autres où dans un espace domestiqué, un arbre est un arbre.
La philosophie qu’exalte le livre est étonnamment à contre-courant de l’époque, car elle n’exprime pas de règle établie, de plan d’existence, de vues sur l’avenir mais juste ce choix de respirer, d’exister au rythme de son cœur sans réfléchir. La liberté de se laisser aller. A l’heure où l’on ne cesse d’évoquer les grands espaces, le désir de fuite des villes pour le calme de la campagne, On va au parc suggère un apaisement possible en tout lieu, et la possibilité d’identifier le précieux dans les détails les plus minuscules, comme dans les haïkus. Loin « des bus, des magasins, des métros, des escalators, des grues et des trottoirs ». Fuir la ville à l’intérieur même de la ville, vers les toboggans, les balançoires et autres jeux.
Beatrice et Sara font donc l’éloge d’une beauté qui ne dépend pas du lieu mais de soi, du rythme de sa respiration, de son appréhension du présent et du monde, et de sa capacité à s’installer dans la joie, autant dans le spectacle de l’extérieur que dans la capacité à attraper les petites gouttes du temps. Il s’agit juste de se connecter au vivant, « Les vieux comme les jeunes » « la petite fille en ciré jaune » ou « les mamies menues sur leur banc », à l’instar de ces enfants plongés dans leurs jeux ou leurs songes, allongés les jambes en l’air, le regard plongé dans le vide, perchés dans les arbres.
Le parc, c’est le lieu où s’expriment les jardins secrets en même temps que les évasions intérieures. Ici sont saisis au vol et suspendus, les gestes, les expressions fugitives, les regards volés.
Ces moments de grâce emplissent l’univers d’Alemagna et Stridsberg. Est-ce juste une qualité de l’enfance que celle d’être heureux de la vie comptée en particules d’éphémère, sans s’adonner au doute métaphysique ?
Certains disent
que nous venons des étoiles
que nous avons vu le jour grâce à la poussière d’étoiles,
que nos virevoltions autrefois dans l’univers,
avec nulle art comme origine.
Nous, on ne sait pas.Donc on va au parc.
La réponse, à l’encontre de ceux qui disent « savoir », est magnifiquement terre-à-terre, explorant un sublime paradoxe : c’est dans ce « terre-à-terre » même que se situe l’élévation. On va au Parc prend la direction d’un stoïcisme ravi. Le temps qui passe a toujours été au centre de l’œuvre de Beatrice Alemagna mais avec Sara Stridsberg, elle vraiment trouvé une sœur d’écriture. Les autrices semblent appliquent l’essence des haïkus, des moments de contemplation impromptus, de l’immensité dans le fugitif. A l’heure où la morosité du « tout est moche » ou « c’était mieux avant » pullule, elles répondent « Tout est beau et le beau est partout ».
Le parti-pris graphique témoigne de cet art du fragment et de la métamorphose, qui puise dans le quotidien une hypnotique géométrie, vers l’abstraction. Pour le bonheur capté, elle n’opte pas pour des teintes vives. Les gris colorés sont plus fiers que le soleil levant. Il y a une vraie retenue dans les couleurs, même les jaunes semblent se tenir à carreaux, et les pages blanches emplies de quelques lignes occupent un espace graphique complice avec l’inspiration d’Alemagna.
Il y a dans On va au parc une fuite salvatrice du poncif ; comme en témoigne cette somptueuse composition des plans où le réel devient presque fantastique, de cet arbre qui semble s’enflammer à cette roue foraine se détachant dans un ciel inquiet ; c’est dans la capacité à réinventer le monde, à le métamorphoser, dans la disparition picturale de la réalité telle que chacun pourrait la voir, s’il ouvrait mal ses yeux, que se niche la poésie.
On invente des choses que nul n’a imaginées avant nous.
Il n’y a aucune règle dans l’univers.
– Au revoir, la ville
– Au revoir, l’univers
– Au revoir, tout le monde !
On pourrait alors considérer le travail en commun de l’autrice et de l’illustratrice comme politique, car elles n’ont que faire de la mode et du sens du vent. Peut-être y aura-t-il quelques grincheux pour reprocher à Beatrice Alemagna d’installer du sombre dans la littérature jeunesse. Mais c’est au contraire tout ce sombre lumineux qui rend le projet précieux. Son travail rend hommage à la mélancolie contemplative, à la rêverie, qui autorisent à s’émerveiller du sensible, ses ombres, ses nuages, ses orages. Cette vivacité de l’esprit n’a rien avoir avec la tristesse ou le pessimisme. Bien au contraire, il y a une vraie malice chez les autrices, un plaisir du contrepoint, comme lorsqu’en décalant l’image du texte, les mots disent « On se cache sous les fleurs » tandis que l’image nous montre une fillette sous la fleur d’un vase. Ce festival de nuances combat les dictatures du bonheur factice et de l’ensoleillement imposé. Il traduit dans chaque dessin les variations de lumière, par lesquelles Alemagna exploite les beautés crépusculaires, la profondeur de la grisaille des temps pluvieux. Ici l’esthétique exalte le rapport intime à l’âme et à l’univers, anticonformiste, anti-stéréotypes, confondant ainsi la vie et l’art. Mais doutions-nous qu’ils étaient inséparables ? Une certitude nous étreint en refermant le livre : l’éternité peut être contenue dans un seul instant.
Beatrice Alemagna – Sara Stridsberg : « On va au parc » (traduit du suédois), album édité par les Editions La Partie.
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Eléonore Vigier
C’est magnifique, merci pour cette découverte !