Joanna Concejo est une illustratrice née en Pologne en 1971, diplômée de l’Académie des Beaux-Arts de Poznan. Elle vit en France depuis 1994. Elle travaille pour l’édition depuis 2007.
Les albums illustrés par Joanna Concejo sont des livres dits « jeunesse », mais ils ont la particularité de s’adresser à tous, particularité souvent observée quand l’illustrateur est un artiste, c’est à dire quand il a le talent d’exprimer « plus » que ce que dit le texte, à savoir élargir le champ des mots pour ajouter le champ de l’image dessinée ou peinte. On ne se rappelle jamais assez que l’album illustré est un médium d’expression, un art comme peut l’être la BD, la peinture ou le cinéma.
Quand on découvre le travail de Joanna Concejo, on est surpris par le mélange de liberté et de classicisme de son dessin. On est ému aussi par l’imaginaire de la dessinatrice. Un imaginaire fin et subtil, celui d’une personne raffinée et délicate. Si on prend la peine de reculer d’un pas pour considérer ce que l’illustration donne aujourd’hui à voir, on s’étonne. Voilà une artiste qui ne suit pas les modes, et qui choisit ses éditeurs. Depuis une dizaine d’années, elle dessine ses albums en mêlant crayon de papier, crayon de couleur, crayon pastel. Elle dessine sur des papiers anciens, unis, marqués par le vieillissement, ou sur des papiers imprimés de carreaux, de lignes, de marges, et autres motifs eux aussi vieillis, passés. L’ocre de certains jaunissement est parfois si prononcé que Joanna Concejo peut en jouer, notamment avec le blanc du pastel sec. Naissent alors des formes et des figures qui palpitent, frémissent, murmurent, presque vivantes.
Dessin de Joanna Concejo, extrait de « Les Cygnes sauvages »
Parfois, on pense à Albrecht Dürer, dessinateur, graveur et peintre né au XVe siècle à Nuremberg en Allemagne et lui-même fils d’orfèvre. On pense à lui pour la rigueur du traitement, sa justesse du rendu. On pense aussi à l’oeuvre sur papier de Lucien Freud. On y pense pour le trait qui invente des raccourcis, tout au service d’un caractère à exprimer, avec une liberté détachée du souci de rendre une réalité académique.
Lucian Freud, Head of boy, fusain, pastel, 1953
Dans le paysage actuel du dessin d’illustration, le travail de Joanna Concejo est atypique. Son trait est à la fois précis et libre. Il invente ici et là quelques déformations des corps, il compose des mises en scène surréalistes, des ajouts de détails impromptus.
Dessin de Joanna Concejo, extrait de « L’ange des chaussures »
Ce savoir-faire crée des volumes inattendus et rappelle la perspective des estampes japonaises prisées autrefois par les impressionnistes.
La palette de l’artiste est dominée par les terres, chaque couleur étant souvent assourdie par l’une d’elle ainsi que par le jaunissement du papier. Ce qui permet à quelques (rares) couleurs vives de vibrer sans dissonance. Les noirs sont riches de nuances, leur association aux couleurs assourdies font naître des oeuvres sobres et riches.
Dans L’ange des chaussures, texte de Giovanna Zoboli, publié par Notari en 2009, Joanna Concejo montre ce que les mots ne peuvent pas dire. Il y est question du désarroi d’un petit garçon face à un père très occupé qui ne l’entend pas. Ce grand livre de 80 pages à la couverture cartonnée est un chef d’oeuvre. La solitude enfantine a rarement été traitée aussi pleinement, jusque dans des détails comme ramenés à la surface du sensible.
Dessin de Joanna Concejo, extrait de « L’ange des chaussures »
Ainsi ce dessin du petit garçon à contre-jour devant la fenêtre, très au loin, avec son ombre plus grande que lui, prise dans les carreaux du vitrage, et au premier plan ses jouets. Son chien. Et des mouches mortes étendues sur le dos, dessinées presque blanches, immenses, envahissantes. Le chien attend, respectueux et noir face à la lumière froide du jour. La peluche assise attend aussi. Le cheval de bois également. Il est colorié en orange, avec des ailes turquoises, des ailes transparentes. C’est là que l’artiste nous montre son talent, sans tapage. Il est question de couleur complémentaire, l’orangé du dessin animant le vert bleuté, le vert ocre bleuté du dessin. Le rendu a une dimension picturale. Pas besoin de faire de la peinture pour être peintre. L’économie de moyens ici déployée est un art extrêmement bien maîtrisé. On sait que l’émotion ne naît pas de la maîtrise d’une technique : elle n’a rien à voir avec elle. Ici, on comprend que la technique est juste au service de l’émotion. Des mouches normalement noires dessinées blanches ? Comment rendre plus lisible l’indicible d’une souffrance, d’une solitude, d’un désespoir ? On ne pouvait pas mieux « dire ». Ce blanc des mouches mortes évacue toute morbidité. On baigne ici dans la poésie pure, celle de la représentation de la solitude, avec ce qu’elle peut contenir d’espoir. Chaque double page de cet album nous offre un cadeau visuel et émotionnel.
Dans Monsieur Personne, publié par Le Rouergue en 2007, Joanna Concejo est l’illustratrice de son propre texte. Il y est question d’un homme gris et silencieux qui passe inaperçu, un homme dont on se méfie pourtant parce qu’il ne parle pas, parce qu’on ignore tout de lui.
Dessin de Joanna Concejo, extrait de « Monsieur Personne »
Ainsi le voit-on représenté chez lui, seul à table, au milieu d’objets familiers mis en scène pour souligner une apparente solitude. Un personnage dessiné avec une liberté peu soucieuse de l’exacte réalité anatomique, peu soucieuse d’épouser un réalisme photographique. Ce qui en fait un dessin extrêmement expressif. Les petits élément ajoutés créent une perspective au sens propre (ils structurent l’espace), mais aussi au sens figuré, car ils occupent des champs vides dans une composition décalée (un minuscule fauteuil vide posé sur une table). On peut tout interpréter selon son humeur ou sa perception du visible et de l’invisible, du dit et du tu. N’empêche que ce Monsieur Personne est tout rempli de son quotidien, il en fait son miel, le bras posé sur la table, un bras qui s’y fond et en absorbe la couleur. Il en fait son miel à sa manière propre. Et si l’artichaut prend racine dans son assiette, c’est peut-être que l’homme le regarde autrement qu’un légume coupé. Un Monsieur Personne qu’on pourrait trouver seulement triste si on préférait le regarder vite. Mais si on veut bien, si on est généreux avec lui, on peut remarquer qu’il est avant tout un contemplatif du spectacle du monde. Un spectacle qu’il est seul à voir, seul à aimer. Peut-être que Joanna Concejo a voulu nous chuchoter à l’oreille que la vie de chacun est passionnante quand un regard attentif et bienveillant l’anime. Une Joanna Concejo sensible à ce que la vie recèle de beautés et d’émotions contradictoires, comme le sont les artistes.
Dans ses deux derniers ouvrages publiés chez Format, la photo comme base du dessin est omniprésente, elle envahit tous les champs. Et même si les compositions sont originales, on recherche la familière liberté du trait avec avidité. On s’inquiète de ne pas la trouver, puis on se rassure en se disant que c’est peut-être là une expérimentation pour retrouver une réalité vécue, pour la retenir. Ou peut-être une étape d’artiste qui s’interroge et qui cherche. N’empêche que son style, Joanna Concejo l’a déjà trouvé, elle ne doit pas en douter une seconde.
Le lecteur, qu’il soit grand ou petit, recherchera toujours instinctivement des livres qui disent ce que les images ne montrent pas, et qui montrent ce que les mots ne disent pas. Car c’est cette complémentarité émouvante qui ouvre au monde, qui donne du courage, qui permet des explorations personnelles libres et intenses. Joanna Concejo nous a offert de très grands livres, on attend toujours les prochains avec impatience, car on est sûr qu’elle n’a jamais fini d’émouvoir nos yeux et nos coeurs.
Blog de l’artiste : joannaconcejo.blogspot.com
Bibliographie sélective :
Une âme égarée, Olga Tokarczuk, Joanna Concejo, trad. Margot Carlier, Format, 2018
Un prince à la pâtisserie, Marek Bienczyk, Joanna Concejo, Format, 2015
Le petit chaperon rouge, Joanna Concejo, Notari, 2015
Les Visages du lointain, Raphaël Concejo, Joanna Concejo, Notari, 2014
Les Fleurs parlent, Jean-François Chabas, Joanna Concejo, Casterman, 2013
Un pas à la fois, Nicole Blanche Mezzadonna, Joanna Concejo, Notari, 2013
Une étoile dans le noir, Lucia Tumiati, Joanna Concejo, trad. Ludovic Oblinger, Notari, 2012
Les Cygnes sauvages, Hans Christian Andersen, Joanna Concejo, trad. David Soldi, Notari, 2011
Entrez !, Sébastien Joanniez, Joanna Concejo, Le Rouergue, 2010
Au clair de la nuit, Janine Teisson, Joanna Concejo, Motus, 2009
Grand et petit, Henri Meunier, Joanna Concejo, Atelier du Poisson Soluble, 2008
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