Au printemps 2020, le monde se confine pour échapper au coronavirus. Dans la demeure irlandaise qu’il habite depuis plus de 50 ans, John Boorman tient une sorte de journal quotidien, consignant chaque jour ses impressions. Des pages concises qui font la part belle à la nature, aux arbres essentiellement mais aussi à des réflexions sur la place de l’homme dans son environnement, des réminiscences de sa vie de cinéaste et des méditations mélancoliques sur la fuite du temps.

D’une certaine manière, ces Balades irlandaises pourraient constituer une sorte de codicille à Aventures, ces passionnants mémoires du cinéaste que les éditions Marest avaient déjà publiés. Les cinéphiles pourront néanmoins être un poil déçu dans la mesure où le cinéaste n’évoque que très rarement son œuvre passée et que le territoire qu’il arpente est désormais extrêmement circonscrit. Ils auraient néanmoins tort car s’il n’est pas convoqué directement, le cinéma de Boorman revient souvent sous forme d’échos au cœur de ces observations mélancoliques et élégiaques autour de la nature.

Diminué (il marche difficilement), il part néanmoins en balade chaque jour pour contempler ses arbres chéris (« C’est ma brève part d’éternité, la seule promenade que m’autorisent mes jambes »), pour s’émerveiller du cycle éternellement reconduit de la nature mais aussi pour en interroger les mystères. Plusieurs fois, il se demande, par exemple, comment ses gros chênes font monter des centaines de litres d’eau jusqu’à ses feuilles.

L’univers de Boorman, c’est donc les terres de son domaine, son fils et sa fille qui sont venus s’isoler avec lui alors qu’ils ne vivaient plus dans cette maison depuis près de 15 ans. Au départ, le cinéaste évoque le virus (« la pandémie a apporté autant de morts que de paix et de silence. »), raille Boris Johnson (« Boris a quitté les soins intensifs mais ne reprendra pas ses fonctions avant un mois. En son absence, son lugubre cabinet de Brexiteurs, tentant de se glisser dans ses chaussures de claquettes, s’est surtout révélé être une bande de bons à rien. ») mais très vite, cette rumeur du monde s’estompe au profit d’une méditation qui devient de plus en plus touchante. En effet, Boorman a conscience d’être un vieil homme au crépuscule de sa vie (il a alors 88 ans) et chaque instant, chaque détail, chaque variation de la météo semble être regardé pour la première et la dernière fois. Aucun apitoiement ne pointe chez cet homme mais une forme de mélancolie apaisée. Lors d’un passage très émouvant, Boorman raconte comment son fils l’a aidé à se baigner dans la rivière :

« Lee m’aide à entrer dans la rivière. Un gilet de flottaison comprime ma poitrine. Je suis un enfant nerveux qui apprend à se baigner. Où est le nageur de fond d’autrefois ? Je m’avance vers le Rocher de la Vérité, escorté par Lee. Nous nageons et nageons. Je renais. Me réjouis. Merci, Lee ».

On se souvient alors que dans Aventures, Boorman racontait l’importance qu’avait pour lui son bain quotidien dans la rivière. Dans ce court passage se devine la volonté de rester l’homme qu’il fut et la conscience que le temps entrave cette volonté (« la vieillesse est une suite de renoncements, à la natation comme à tant d’autres choses »). Se dessine pourtant un désir extrêmement roboratif de profiter de chaque instant, de braver l’ombre de la mort qui plane sans cesse. En guise d’épilogue, son fils Lee racontera d’ailleurs que Boorman fit fi de ce gilet de flottaison :  « Alors, s’étant pleinement soumis à la volonté de la rivière, Papa, redevenu un enfant chahuteur, n’a plus songé qu’au désir de plonger, d’éclabousser, de jouer. »

Cette contemplation de la nature offre aussi à Boorman le plaisir de s’abandonner aux réminiscences. Cette forêt qu’il chérit, cette rivière à qui il rend grâce lui permettent de voir ressurgir des images de La Forêt d’émeraude ou d’Excalibur. Son domaine devient le royaume enchanté de Merlin. Les arbres lui rappellent une anecdote de tournage de La Forêt d’émeraude. Plus tard, c’est un orage qui lui fait revenir en tête les bombardements de Londres lors de la Seconde Guerre mondiale et des souvenirs d’enfance qu’il avait déjà filmés dans Hope and Glory.

Balades irlandaise permet un subtil jeu d’échos avec l’œuvre du metteur en scène mais au lyrisme parfois grandiloquent de ses films se substitue ici une forme d’épure poétique.

Il ne reste au bout du compte que les arbres et une petite portion de nature à contempler pour méditer sur les mystères de l’existence :

« J’atteins le chêne jumeau, ma destination. Au-delà se trouve le portail qui me sépare du monde extérieur. Je le salue de mon habituelle caresse, m’assois sur un banc et regarde la rivière. Les branches basses frôlent la surface de l’eau.
Une fois de plus, je me dissous dans mon environnement.
Je ne suis d’aucune importance. »

Pour finir, les illustrations de Susan Morley parviennent à saisir parfaitement la teneur de cet émouvant journal : à la fois simples, presque prosaïques mais d’une délicatesse en totale adéquation avec les évocations de Boorman et leur beauté crépusculaire.

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Balades irlandaises (2020) de John Boorman

Marest Éditeur, 2024

ISBN : 979-10-96535-65-1

19 €

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