Jonathan Coe, « Billy Wilder et moi ».

Jonathan Coe, « Billy Wilder et moi ».

Interviewé un jour par un jeune journaliste allemand au sujet de son roman The House of Sleep, Coe disserte sur la grande tradition de l’humour dans la littérature anglaise, dans laquelle il pense s’inscrire. Malgré l’apathie et le désinterêt évidents de son interlocuteur, il s’emballe, convoque Bergson, Proust, cite Wodhouse, Amis, Lodge. Le journaliste l’arrête: “Tout cela est très intéressant, M. Coe. Mais il y a quelque chose qui me rend perplexe.“ Silence plein d’espoir de l’auteur: peut-être l’interview va-t-elle enfin décoller. “Puisque vous vous intéressez tellement au comique, pourquoi n’écrivez-vous jamais de livres drôles? ”

Cette anecdote, racontée par le romancier britannique au Guardian, pourrait parfaitement trouver sa place dans son nouveau roman, Billy Wilder et moi, qui regorge de ce genre de saynètes et de dialogues mi-drolatiques mi-cruels. Mais surtout, elle amène l’écrivain de 60 ans, dont les plus grands succès remontent déjà à quelques années, à s’interroger : est-ce que l’humour, est-ce que mon humour, a encore sa place et sa pertinence dans ce monde? 

C’est cette même question que se pose Billy Wilder dans le roman: à 71 ans, le mythique réalisateur de Certains l’aiment chaud, jadis roi de la comédie, ne semble plus en cour à Hollywood ; les jeunes générations ne connaissent pas son oeuvre. Elles lui préfèrent Scorcese ou Fassbinder, qui va bientôt tourner un film intitulé Dispair, tout un programme…

“c’est la tendance ces temps-ci. Pour prétendre au film sérieux, il faut que tes spectateurs sortent du cinéma avec l’envie de se suicider.”

Mais Billy Wilder et moi n’est pas seulement une histoire désabusée du cinéma ( on y apprend beaucoup cependant sur Hollywood et ses métamorphoses; les anecdotes de tournages sont nombreuses: c’est passionnant ) ni une méditation mélancolique sur le vieillissement: en face de Wilder et de ses doutes, Coe place judicieusement Calista (le “moi » du titre, c’est elle), dont la jeunesse et l’enthousiasme donnent au récit son énergie.  

Au début du roman, Calista, la narratrice, a 57 ans. Elle voit ses jumelles s’éloigner d’elle : Ariane part étudier en Australie; Fran qui “au cours de ces dernières semaines, de façon brutale et spectaculaire, était passée du statut d’enfant à celui de problème” est tombée enceinte et refuse l’aide de sa mère. Cette situation replonge l’ héroïne dans les souvenirs de ces deux étés fabuleux de 1977 et 1978  où elle prit son indépendance, le hasard l’ayant mise sur la route du grand Billy Wilder puis propulsée sur le tournage de Fedora, son dernier film.

Dès lors, dans un grand flash-back qui occupe la presque totalité du roman, deux trajectoires se croisent: celle, ascendante, d’une fort naïve jeune femme grecque de 20 ans qui découvre l’amour, la gastronomie, l’Europe, l’Amérique, sa vocation, la vie et les films de Wilder; celle, déclinante, d’un réalisateur qui voit une nouvelle génération de “barbus » prendre Hollywood d’assaut avec des films dont les requins et les pets, déplore-t-il, sont les ressorts principaux. En miroir, Fedora, un film testament sur une ancienne star de cinéma qui refuse de vieillir. Ainsi l’aspect désabusé d’une réflexion sur le sentiment de ne plus être en phase avec son époque est-il sans cesse contrebalancé par la légèreté d’un conte initiatique. Le livre est une ode à la jeunesse et surtout à l’art, dont la découverte ouvre les voies du bonheur. La verve et l’autodérision de Wilder, que Coe restitue magnifiquement, permettent en outre de ne jamais sombrer dans l’aigreur. Qu’on en juge:

“… avec mon partenaire précédent, monsieur Brackett, nous avons écrit un film pour Lubitsch intitulé Ninotchka. Un gros succès, un énorme succès. Parce que c’était la première fois que Garbo donnait dans la comédie, vous savez? Et les publicitaires de la MGM, ils ont trouvé une excellente formule, un slogan pour le film, pour la campagne commerciale et les affiches: “GARBO RIT.” Voilà ce que ça disait, et c’était suffisant pour faire venir les spectateurs. C’était ça qui les intriguait: “GARBO RIT”. Mais vous noterez que ça ne disait pas “GARBO PÈTE”. Parce qu’à l’époque, le public était accoutumé à un style d’humour plus délicat, un peu plus intelligent. C’est différent maintenant, et peut-être que Monsieur Diamond et moi, nous commençons à être en décalage avec l’époque mais, comme je l’ai dit, nous écrivons une histoire sur une vieille star de cinéma, très élégante, très belle, très mystérieuse, alors il ne va pas y avoir de scène où elle se redresse dans son fauteuil, lève une jambe et lâche un vent au milieu d’une conversation”. 

En faisant la place belle à ce genre de saillies, le roman rend un bel hommage à Wilder ; il lui emprunte ce ton doux-amer qui est sa marque de fabrique. Mais sa forme même semble inspirée des films du réalisateur. Il se dit que Wilder travaillait en se posant toujours la question : qu’aurait fait Lubitsch? Il semble bien que Coe sans cesse se soit demandé: qu’aurait fait Wilder?

Le jeu de miroirs vertigineux qui forme le coeur du roman, la réflexion sur le déclin et le vieillissement, évoquent bien entendu les grands méta-films du réalisateur, Boulevard du Crépuscule et Fedora. De même, on est frappé par l’art du montage dont Coe fait preuve, entremêlant avec bonheur deux récits de vie, jouant de la structure en flash-back, juxtaposant des dialogues inventés et des répliques authentiques – et cultes- de Wilder ( elles sont répertoriées à la fin du livre), faisant alterner la forme purement romanesque et celle du scénario. 

Enfin, le roman, comme la filmographie de Wilder, se distingue par un magnifique travail d’équilibriste entre l’humour et la tragédie. Les scènes de pure comédie avec gags récurrents      ( Pacino commandant inlassablement un hamburger dans les meilleurs restaurants européens, au grand dam de Wilder), les dialogues incisifs, le joli récit initiatique, qui parfois flirte avec la bluette, mènent à un coeur caché -et tragique: Auschwitz. Au beau milieu du roman, Coe insère, sous la forme d’un scénario fictif, l’histoire de Wilder dans les années 30 et 40. Comme en voix off, c’est Billy qui raconte. Sa jeunesse européenne, sa fuite aux Etats-Unis. L’après-guerre: le travail de montage des premières images des camps dont il a été chargé. Les heures passées à regarder l’horreur. La quête inlassable d’une mère, dont il cherche la trace -le cadavre- dans ces monstrueux amoncellements de corps. Coe semble faire sienne sa philosophie, selon laquelle le rire, la beauté, la légèreté, sont la politesse du désespoir et le meilleur antidote face à toutes les laideurs de l’Histoire ( son roman précédent, Le Coeur de l’Angleterre, traitait avec humour de la Grande Bretagne à l’heure du Brexit).  

A propos de Fedora, il fait dire au réalisateur: 

« Je sais que ce film que je suis en train de réaliser est un de mes plus sérieux, bien sûr – je veux qu’il soit sérieux, je veux qu’il soit triste- mais ça ne signifie pas, quand les spectateurs quitteront la salle, qu’ils auront l’impression qu’on leur a maintenu la tête dans la cuvette des WC pendant deux heures, tu vois? Il faut leur offrir autre chose, un peu d’élégance, un peu de beauté. La vie est moche. Pas besoin d’aller au cinéma pour savoir que la vie est moche. Les gens y vont parce que ces deux heures apportent à leur existence une petite étincelle, qu’il s’agisse de comédie et de rires ou simplement… je ne sais pas, de belles robes et d’acteurs séduisants, ou n’importe quoi d’autre – une étincelle qui n’était pas là auparavant. Un soupçon de joie, peut-être.”

Coe fait d’Auschwitz et de “ce que ça signifie de survivre à une chose pareille”  la clef de l’élégance wildérienne. S’il ne partage pas cette expérience traumatique avec  son personnage, il épouse son ambition, modeste et immense  : celle de procurer un soupçon de joie. C’est pleinement réussi. Ode aux plaisirs des sens et de l’esprit, son roman est, pour le lecteur, un bonheur.  

 

 

 

Pour l’anecdote citée en ouverture de l’article, et de riches réflexions sur le comique en littérature, voir « What’s so funny about comic novels »dans  The Guardian, septembre 2013.

 

Billy Wilder et moi (Mr Wilder and me)

Trad. de l’anglais par Marguerite Capelle

Collection Du monde entier, Gallimard

304 pages

Parution : 08-04-202

ISBN: 9782072923920

 

© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).

A propos de Noëlle Gires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.