Le roman de Julia Deck a pour intrigue la vie d’habitants d’un écoquartier d’une ville de proche banlieue parisienne. Si le lecteur se sent plutôt bien accueilli dans l’allée de ce « roman de voisinage »[1], il subodore immédiatement qu’il y a quelque chose de pourri au royaume du vert. La classe moyenne séduite par l’accession à la propriété privée y est décrite avec une causticité mordante. Le récit s’ancre progressivement dans le polar, démontant méthodiquement les matériaux de l’habitat moderne pour exposer aux yeux de tous la boue de nos existences.

L’histoire est racontée selon le point de vue d’une habitante de l’allée, Éva Carradec, première maison gauche quand on vient de la ville. Ses réflexions se présentent comme un discours intérieur adressé à son mari. Éva observe ses voisins, se repasse leur emménagement, les tracas et mesquineries du quotidien. Sa vie de couple, son environnement social et professionnel et la reconfiguration de la ville sont l’objet de son attention scrupuleuse. Pourtant quelque chose lui échappe et, par-là même, échappe au lecteur. Déjà, le roman s’ouvre sur une accroche qui fait sourdre une inquiétante étrangeté : « [J]’ai pensé que ce serait une erreur de tuer le chat, en général et en particulier, quand tu m’as parlé de ton projet pour son cadavre ». Cette phrase introduit le dérèglement comme motif souterrain dans un cadre de vie agréable fait de pelouses vertes, de haies de buis et de baies vitrées.

L’allée se dessine de proche en proche, avec ses huit maisons symétriquement disposées. Elles sont occupées par des riverains que le coût de la vie a exilés au-delà du périphérique ou des ménages souhaitant se rapprocher de la capitale. Avec minutie, Éva découpe le terrain et apprivoise le voisinage : les Lecoq, Taupin, Durand-Dubreuil (les « Dudu »), Benani, Lemoine, Romuald et Romaric, et les Bohat. Elle dissèque la bonne conscience des primo-accédants, satisfaits d’avoir réalisé un excellent investissement pour gagner en qualité de vie. La sociabilité prend forme à l’aune des énergies renouvelables et de la consommation durable. Les préoccupations s’organisent autour du prolongement de la ligne de métro et de l’apparition des commerces bio. Des idiomes tels que « temps d’échange informel », « compost », « panneaux solaires » ou « échangeurs thermiques » génèrent l’économie lexicale du roman, non sans ironie. Il faut noter qu’Eva travaille aussi pour un bureau d’aménagement du territoire qui œuvre à la réhabilitation du quartier de la Place des Fêtes. Entre ces deux pôles antagoniques que sont Paris et l’allée de maisons, se nichent un Intermarché, le café « Le Voltigeur » et la bouche du RER, vestiges de l’ancien monde. Si l’impasse se constitue comme un paradigme de l’habitat responsable, elle semble toutefois soumise aux lois d’une entropie inexorable.

En effet, parce qu’ils tendent à vivre dans une certaine autonomie, les habitants se retrouvent en vase clos dans ce qui se révèlera progressivement un cauchemar apocalyptique. Les échangeurs thermiques ne fonctionnent pas et il faut acheminer le gaz pour chauffer les maisons. L’isolation phonique n’est pas si performante et la promiscuité devient plus que gênante. Puis des voisins décident de réaménager leur jardin en terrasse. Le rêve se dégrade et les ruines se dessinent sous la poussière. Les habitants s’espionnent les uns des autres, instaurant la suspicion chez la narratrice. Son paysage mental se dégrade à mesure qu’elle ressent son environnement comme une persécution. D’emblée, elle se présente comme une personne fragilisée par son emménagement, les nerfs à fleur de peau, tenant à bout de bras sa maison et veillant à l’équilibre émotionnel de son mari instable. Le roman ne fera que creuser les failles de la narratrice, tout en en révélant la force. Des alliances de voisinage se forment, on s’évite, on cherche des solutions. Mais ne serait-ce pas elle, Éva, la conscience délabrée qui cauchemarderait tout cela ? À certains égards, le lecteur retrouve presque des ambiances polanskiennes – une ambivalence des signes, un cerveau malade, un voisinage fou -, ou bien un regard robbe-grilletien qui destructure l’espace et le rend illisible à force de le scruter.

Le roman est intelligemment architecturé, selon une opposition construction/déconstruction, retournant les certitudes morales du bâti propre en terrain incertain. Tant et si bien que la narratrice nous fait douter de la réalité même de ce qu’elle vit. Le lecteur se règle sur sa voix, comme sur une ligne de basse continue, mais « les soucis sont résistants », prévient-elle en parlant des fleurs qu’elle cultive dans son jardin. En effet, ils survivent quand la terre vomit ses entrailles, les ménages se délitent et les animaux meurent… Alors, la conscience de la narratrice ne serait-elle pas depuis le début un volcan en sommeil attendant le moment propice de son éruption ? Au lecteur d’être attentif aux détails distillés l’air de rien et de repartir des décombres pour recueillir les indices annonciateurs de la déflagration.

[1]Nous devons cette expression bien à Johan Faerber, qui l’a prononcée lors de la séance d’« Apostrophes dans ma cuisine », dans le cadre du Festival de Littérature vivante « Extra ! » au Centre Georges-Pompidou (du 11 au 15 septembre 2019).

Propriété privée, Éditions de Minuit, 176 p., 16 €

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