Le rideau de fer grince.
Toute sa vie, dans la brume du petit matin, mon père a relevé le rideau de fer de son bar. Aujourd’hui, c’est mon tour, et j’hésite une seconde devant la baie vitrée. La clé rouillée crisse dans la serrure du bas. Je pousse la porte. Une odeur concentrée assaille mes narines. La vieille bière, les clopes d’il y a cent ans, le produit qui nettoie dans l’eau de citron fade. Tout y est.
Sauf le vieux.
C’est 1971 et le monde n’a pas encore basculé.
Lui, c’est Blaise. Enfin Gégé. Ancien taulard, mauvais garçon perdu qui hérite du rade familial, à Botte-le-Roi, dans un coin de la France où on ne vient que s’y on s’y perd, quelque part le long de la Loire. Il a passé l’âge, Blaise, passé l’âge de tout. Alors il se met à rêver à ce petit coin de PMU où aux poivrots du coin, il substituerait les musiciens de passage, les jazzeux et manouches de toute obédience qui voudraient rendre à la grise ville un peu de lumière.
Elle c’est Nour, gamine de rien, enfant de Josée, fille-mère, qui débarque avec la petite emmaillotée dans sa poussette un jour de peinture avant l’ouverture du bar. Sa mère déconne à plein tube, se shoote sans doute, peut-être plus.
Le nouveau roman de Julie Bonnie, « Je te verrai dans mon rêve », tout juste paru chez Grasset, est, vous l’aurez compris, leur histoire. Ou plutôt leurs histoires : comment sur ce quelques années, se passant en court chapitres la narration, leurs destins vont s’entrecroiser
De l’ouverture cahotante du bar, de leurs tendresses et moments partagés, d’une parentalité qui se construit, de la perte, aussi, quand l’enfant grandit et commence à déconner, rattrapée par son passé et ses failles. Leurs peines, celle des absents et des vivants plus trop présents, leurs espoirs, quand un soir de 10 ans, la petite Nour pousse la chansonnette d’une voix d’ange et se met à rêver d’ailleurs, entre deux bang avec les copines et une alcoolisation à outrance dès le collège, sous les yeux embués de larmes d’un Blaise que le passé vient rattraper dès qu’il cherche le sommeil.
Une histoire de rien, une histoire de marge, de gens « sans histoires » ou presque, comme on dit de gens de peu avec mépris, dans un roman noir de la diagonale du vide et des héros qui n’en sont pas et où la musique soigne évidemment les maux. Tchao pantin, alors ?
Il est vrai qu’il faut passer outre ce titre, sucré, raté (hommage à Django qui tient une place importante dans la mythologie musicale de l’ouvrage), oublier l’agacement de ce parler « vrai » et d’un folklore d’Epinal où on imagine à tout instant Coluche, Dewaere ou Renaud surgir dans l’bar, tintintin, pour se faire réparer la mob en sirotant une petit Suze, dans cette ouverture et ce récit qui enchaine archétypes et clichés.
Sur cet enregistrement, on entend qu’il loupe une corde, il la coince légèrement, le plus discret de tous les couacs. La chiale. Avec ses deux pauvres doigts. Le génie a une minuscule marque de faiblesse.
Mais il faut laisser le temps au livre, passer l’étrange repoussoir de ses premiers chapitres, lui accorder une respiration pour trouver, à la manière de Nour, trouver sa voix très particulière, se laisser surprendre, une fois, puis deux, par une expression dénudée et juste, couler dans sa simplicité pour saisir : il y a de l’audace dans sa naïveté.
Celle d’une expression à fleur de cœur, qui dit et couche sur papier une justesse d’émotions qui se refuse à la grandiloquence et au sucre. Une phrase qui cherche le mot exact, qui repousse la fioriture, qui polit ses entrelacs, qui épure et non vide, et qui ne chercherait à la fin qu’à dire « je t’aime ».
C’est un sourire qui rappelle celui d’un parent qui laisse grandir son enfant, le cri d’un bébé qui brusquement convoque au lecteur toute l’infinie fragilité de la vie, les cahots d’une existence qui réactivent notre jeunesse et nos errements.
Dans cette économie, cette frontalité, Julie Bonnie défend ce qu’elle travaille, au fond, depuis si longtemps, en littérature adulte comme jeunesse : une littérature du soin, de l’empathie à l’autre et à soi.
Pari osé, dans une modernité qui glorifie le cynisme, le recul distancié, que d’affronter non la déchirure mais la suture, « Je te verrai dans mon rêve » se dévoile alors, pas après pas, comme une sonate, un jazz manouche de la bienveillance et de la gentillesse, ce vilain mot.
Si j’étais seul avec un bébé, si j’en avais toute la responsabilité, si sa vie dépendait de moi, je serais paumé. Parce que s’il y a un truc que je comprends chez Josée, c’est ce sentiment d’être tellement minable qu’on peut rien vous confier. Cette bestiole qui vous suce la peau et qui diffuse dans tout votre corps que vous valez pas la peine, que vous êtes une source à emmerdes et que vous foirez tout. Je le lis dans ses yeux, je le sens dans son odeur, je l’observe dans chacun de ses gestes. Cette fille-là, je veux pas savoir d’où elle sort, mais elle a une étiquette collée sur le front qui dit je serai seule jusqu’au bout. Je la reconnais, je me reconnais.
Le Bar de Blaise, comme la fiction de Julie Bonnie, deviennent alors des refuges, un moyen de lutte contre le réel qui ne cesse de frapper et martyriser (la vitrine ne volera pas en éclats pour rien). C’est que son obstination à la douceur n’empêche en rien la violence, au contraire : défonce au crack et descente en enfer, expériences sexuelles douloureuses, dégueulasses ou viols, alcoolisation à outrance pour oublier d’être là, quand le passé ne vient pas frapper à la porte des rêves en charriant les souvenirs d’un enfant mort depuis trop longtemps.
Quand mes yeux se sont habitués, j’ai commencé à voir plus clair. C’était sale. Il traînait sur les meubles de vieux Kleenex mouillés, tachés d’un truc rosâtre. À te filer la nausée. Des assiettes à demi remplies de repas secs et moisis recouvraient la table basse. Les vitres du grand salon étaient brisées, remplacées par du Scotch et du carton. Il y avait des verres partout, vides ou à moitié vides, remplis de mégots mouillés. Ça puait. Un grand piano occupait une pièce à lui tout seul. Arsen jouait tout le temps, en buvant. Je ne pose pas de questions, moi, je n’aime pas qu’on m’en pose. Une fois, il m’a dit, tiens, voilà mon père, et un mec à la dégaine de clodo est apparu dans le jardin. Arsen m’a emmenée dans sa chambre, pour pas qu’on le croise.
Dans ce passé qui se refuse à ne pas être héritage, à ce sentiment qu’à la vie de s’acharner contre ceux qui la peuple, Julie Bonnie oppose quelques notes de musique et la force butée, l’acharnement sourd du conte.
J’ai avorté après la fête.
Ces archétypes alors n’en sont plus : ils sont des figures, peuplant les décors comme autant de fantômes désirant être aimés et ne sachant comment le dire. Malgré ses défauts, malgré sa naiveté, malgré ses clichés et son histoire cousu de fil blanc, à la fin, sur le quai, ne restent que Nour et Blaise. Ne reste que la tendresse.
Ce jour-là, j’ai été infiniment triste et infiniment heureux en même temps.
Et en 2021, avec vous, nous, si proches et si loin, ca fait sacrément du bien.
Editions Grasset, 180 pages, 18 euros. En commerce essentiel.
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