Emanuele Arioli, Emiliano Tanzillo et Alekos – Ségurant le chevalier au dragon (Seuil Jeunesse)
C’est L’EVENEMENT de cet hiver. La publication et révélation au grand public d’une légende inédite de la Table ronde du roi Arthur, découverte par un jeune chercheur italien, Emanuele Arioli, et qu’il a rassemblé, recoupé, entretoisé depuis une dizaine d’années.
Soit l’histoire du jeune Ségurant, jeune chevalier d’une île inconnu et qui, voulant faire preuve de sa bravoure dans une joute de la Table Ronde, se voit ensorceler par la vilaine fée Morgane qui, non seulement convainc Arthur que tout n’était qu’illusion et que Ségurant n’existe pas, mais lance surtout le jeune chevalier dans une quête épuisante et infinie d’un dragon maléfique et imaginaire.
L’évènement, rare, est accompagné d’une grosse machine de guerre de communication : un documentaire de 52 minutes sur Arte, une BD, une traduction en francais moderne. Et une version jeune public, donc, parue chez Seuil Jeunesse.
La légende est belle et presque métaphysique : avide de gloire mais éreinté par la violence de sa quête, Ségurant finira par monter dans un bateau mystérieux qui le ramènera avec douceur à son île. La morale de la fable peut être multiple : éloge de l’abnégation autant que critique de l’obsession, conte du Retour, fable morale sur l’émerveillement du foyer voire récit d’une addiction et d’un retour à la vie.
Tout cela, le livre le dit admirablement, malgré un dessin au mieux quelconque. Mais il a l’intelligence, surtout, d’enchâsser la légende dans sa propre quête, non pas celle du Graal, mais celle du manuscrit, et de suivre Emanuele dans ses rebondissements, épuisements, renoncements. Et pour faire passer au mieux la finesse de la légende, de créer un joli parallèle entre le réel et la fiction, qui fonctionnent par écho. Le jeune étranger, c’est Emanuele, chercheur italien en France. Son dragon, ce sont les textes épars qu’il poursuivra pendant dix ans, son retour à la terre natale une visite chez ses parents, etc.
Ainsi dévoilée, la quête se réactualise et montre aux petits comme aux grands que les contes ne sont valables que si ils sont conjugués au présent. (JNS)
Jean-Jacques Fdida et Juliette Barbanègre – « Le grand livre des contes » (Seuil jeunesse)
Pourquoi évoquer ici un livre de contes ? Pourquoi s’échiner à suivre l’actualité de ce genre d’ouvrages dont dégoulinent rayonnages de librairies et bibliothèques d’enfants. Ces publications, classiques et sans risques, sont bien souvent une opération sans risque et sans saveur, pour acheteur comme éditeur.
Il faut alors souligner, d’autant plus, les initiatives comme celles de Seuil jeunesse, qui à travers ce « grand livre des contes » parvient à renouveler la proposition. Certes, les grands marqueurs sont là : le chaperon, la belle au bois dormant, cendrillon ou l’apprenti magicien y cotoient peau d’ane, tom pouce et le chat botté, et les thématiques oscillent de l’éducation aux vertus ou à la vertu, dans ces grandes variations souvent mysogines où les femmes sont belles ou stupides, souvent trop curieuses, attirées par le sexe (le grand méchant loup, la pièce cachée etc) ou inconséquente dans le respect de leur mari.
Mais il faut applaudir ici plusieurs élements.
Une fidélité aux origines, d’abord, qui fait qu’aux versions édulcorées, Jean-Jacques Fdida choisit toujours la version la plus brutale, noire, cohérente mais bousculant, même pour l’adulte qui avait oublié ou jamais lu comme le petit chaperon rouge se fait littéralement déshabiller par le loup, ou la conclusion anthropophage du diner de la belle au bois dormant (qui se fait violer dans d’autres versions, certes, mais qui ici se retrouve miraculeusement enceinte en plein coma…).
Cette lecture, nouvelle pour beaucoup de nous (c’est-à-dire non spécialistes, ayant un vague souvenir poussérieux de Perrault), déstabilise et intrigue. C’est que le conteur, Fdida, a bien compris que plutôt que protéger, ce qui sera confortable mais inutile, il faut jouer des peurs primales, il faut montrer l’horreur, le flatulent, le repoussant, pour faire d’autant plus briller la lumière de la conclusion et que s’effectue la catharsis nécessaire.
Mais ce qui impressionne surtout, c’est la réécriture de chacun, dans une langue goulue et vive. Cette vpox se redouble dans et entre les récits de quelques lignes en alinéa, didascalies ou apartées du conteur au lecteur, qui noue les contes avec ses ritournelles et ses morales ambigues.
D’autant que Fdida, fin connaisseur, nous prend la main et s’amuse à organiser en chemin de traversé le déroulé pour, à chaque grand conte célèbre entrecroiser un conte bien plus inconnu (comme le superbe et lugubre « La fiancée du trépassé » ou « la mort marraine ») avec lesquels les grands textes partagent soit des thématiques, soit des déroulés narratifs communs. Une métamorphose répond à une autre, une aventure aux confins du monde rebondit sur la suivante, donnant à l’ensemble une cohérence plastique fascinante, déroulant un spectacle vivant devant les yeux du lecteur, redonnant aux récits toute l’oralité qui est leur raison d’être.
Cette beauté plastique de l’ouvrage est doublée par le travail subtil de Juliette Barbanègre, qui semble piocher son univers aussi bien du côté des enluminures (jolie page où l’apprenti magicien et le sorcier, se poursuit en métamorphoses successives, entourent telles des marges le texte en un cycle infini) que de certains ouvrages jeunesse ou d’un art naif très orienté vers l’europe de l’Est.
L’enchevêtrement de leur trait, les découvertes nouvelles ou les relectures des grands récits donnent à cette traversée la force vive qui est celle qui définit le mieux les contes de toujours, traversant les siècles ou les océans (l’intelligente dernière page montre à quel point chaque conte « européen » trouve sa source parfois lointainement dans le temps et l’espace, jusqu’aux confins de l’Inde, l’Égypte ou la Perse) pour mieux nous apprendre, génération après génération, à transmettre et à grandir. (JNS)
Jo Hoestlandt et Aurelie Guillerey – Lololita, petites pensées et marguerites (Bayard jeunesse)
Lololita vit dans le Jura. Lololita est une jolie vache, sans tache, mais avec un petit chapeau. Et deux enfants comme amis : Ruben et Suzon. Ensemble, dans ces trois petits récits doux, ils partiront tour à tour à l’aventure au bord de la mer, apprendront à prier puis à trier.
Difficile d’en dire beaucoup plus sans dévoiler la jolie ritournelle que conte ces trois fables bien souvent rimées, à la fois disparates (dans leurs thématiques, leurs longueurs, leurs déroulés, faites de rimes puis plus) et étrangement cohérentes.
« Demain, elle demandera » : c’est que dans le rôle de la touchante naïve, la belle Lololita se pose là. Avide de connaissance et du monde, elle n’hésite pas à questionner les enfants qui l’entourent sur tout, de la nature à la métaphysique, renouvelant par le roman jeunesse le goût de la conversation et des contes moraux, quelque part entre, osons-le, les Lumières ou le pré-romantisme et le retour à la nature.
Et mine de rien, si on goûte surtout en premier lieu l’intemporalité émouvante de ces récits, dont l’esthétique pleine de douceur rappelle les grandes heures du père castor et où domine un ton primesautier et presque désuet, on notera dans ses déroulés une discrète mais étonnante modernité (la pollution et le tri selectif du dernier conte, qui voit Lololita imaginer y jeter tous les malheurs du monde), dont le talent éclate dans le récit central, le plus brillant des trois qui parvient à évoquer avec la légèreté et joie des jeux d’enfants des sujets pas si évidents et extrêmement vastes. Les enfants évoquent le grand père pour lequel ils prient chaque jour pour qu’il ne soit pas mort, puis jouent à tomber au sol et faire les morts, puis expliquent à quel point ils savent que leurs prières ne pourront rien mais qu’elles accompagnent leur cœur. « Prier c’est demander l’impossible et remercier pour ce que l’on a déjà ». Alors la douce Lololita, bien en peine pour se mettre à genoux, ferme les yeux et pense. Elle prie pour ses petits veaux qu’on lui retire, puis ouvre les yeux et remercie pour tout ce qu’il y a autour d’elle, l’herbe, le ciel, les enfants. Et Lololita de découvrir une forme de spiritualité de la gratitude vers le monde, l’amitié, les rêves.
Jolie morale pour jolis contes solaires de tendresse. (JNS)
aNNe herbauts – « Parce que, parce que, parce que » (Casterman)
Dans la tête de ma sœur/poussent des herbes folles/des branches en colère/un jardin en pente ». Ainsi démarre le nouvel ouvrage, subtil et magnifique, de la très grande aNNe herbauts dont nous suivons depuis des années le travail dans ces chroniques.
Celui d’une double odyssée. Non, triple. Celle du dessin, d’abord, un chat qui se balade, entre aquarelle et peinture, dans la représentation stylisée et naive d’une maison et d’un beau jardin en friche baigné de grands éclats de couleurs qui se répondent de page en page. Au jaune des arbres repond celui du ciel plus loin, aux feuilles du début celui d’un tableau dans le salon. Une chaise que l’on renverse, un grillage découpé, quelques stickers sur un mur. On ronronne, on vacille, on louvoie comme l’enfance.
Et puis il y a le texte. Il résonne comme une comptine, ode à une sœur qui déborde, qui ne rentre pas dans les cases comme ce puzzle de chat de la dernière page. Une sœur qui crie, qui pleure, parfois géante, parfois silencieuse. Elle ecoute ou organise le monde, elle se colle contre le sol, parfois elle se blottit, c’est doux. Elle nous appelle à être autre. Parce que parce que. Parce que.
Et dans la métonymie de cette bal(l)ade, dans le haiku de cette enfance résonne la troisième odyssée minuscule et bouleversante : un regard. Celui d’un amour infini pour cette sœur pas comme les autre, trop sensible ou différente, un chat parmi le jardin en friche qui est sa tête ou notre monde, on ne sait trop. Qu’importe. Il n’y a pas besoin de parce que quand on sait aimer. Bouleversant album d’amour, de sensibilité et de justesse. Grand livre. (JNS)
Ramona Badescu et Amelie Jackowski — « quelque part sous les étoiles » (La partie)
Quelque part, sous les étoiles, un minuscule ver couleur de l’arc-en-ciel nait. Il ouvre un œil, médusé de beauté sur le passage d’un nuage. Puis l’autre, sur les mouvements des arbres et du vent. Petit à petit, il s’ouvre à la vie.
C’est un livre plein de douceur que nous proposent Ramona Badescu (notamment, célèbre pour sa série « Pomelo » avec Benjamin Chaud) et Amélie Jackowski, fait de douces taches d’aquarelle ou de feutres, de détails parfois immensément élargis, pour dire le minuscule de la vie qui démarre, avec cette ritournelle qui sied si bien aux livres pour tout petits : « comme c’est… la vie ».
Récit d’un éveil, récit d’un émerveillement, quelques mots pour dire le monde qui vient et faire un rappel, aux plus grands, à voir, à nouveau, avec le regard tendre d’un infime ver, tout nu, la moindre variation du présent, car comme le dit la conclusion, à dos de chenilles : « Comme la vie est lente et rapide à la fois ». (JNS)
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