Guillaume Chauchat et Manuel Zenner – La flaque d’eau bleue (La Partie)

Lors d’une promenade, Georges fait tomber son doudou dans une flaque d’eau bleue. Mais lorsqu’il y plonge la main pour le récupérer, il n’y a rien : « La flaque semble ne pas avoir de fond ». Bien décidé à garder le secret de ce mystère, Georges ne dit rien à ses parents et prépare une expédition pour partir à la recherche de son doudou. Aux confins de l’irrationnel, La flaque d’eau bleue explore le mystère d’une disparition tout en y apportant une résolution plus mystérieuse encore, à travers des images pénétrantes et oniriques, à mi-chemin entre le figuratif et l’abstrait, et un jeu typographique s’intégrant poétiquement aux dessins.

Uniquement bleues, noires et blanches, les images comme l’écriture épousent un univers trichromique singulier, où les couleurs semblent justement créer des flaques débordant d’une page à l’autre : la flaque d’eau « bleue » est blanche au début, puis devient bleue, et puis inonde la page suivante de son bleu, avant de se teindre en noir opaque une fois la nuit tombée —le moment où George décide de préparer son voyage. La typographie compose avec une police tombante ou montante en début ou en fin de phrase, comme le début d’un arc, renforçant alors l’impression de chaos envoûtant, très pénétrant aussi grâce à l’omniprésence de ce profond bleu. C’est dans un style très sensationnel, avec cette impression de couleurs qui débordent d’objets en objets et de flaques qui inondent chaque page, que les deux auteurs nous plongent dans un voyage sensoriel et intuitif, parfois surréaliste, suscitant un ressenti de mouvement, de tangibilité, de vie dans les choses et les objets : comme dans un rêve.

Grâce à une palette de focalisations diverses, allant des pieds de Georges en gros plan qui s’étalent sur deux grandes pages, à son corps entier en plus petit, en passant par le contour blanc sur fond noir de son oreille en plan rapproché, et sa silhouette recroquevillé dans son lit, sa petite main frottant ses yeux fatigués, La flaque d’eau bleue se construit à partir d’une géométrie de lecture nouvelle, au plus proche d’une liberté imaginative : c’est un album qui ne se lit pas tout à fait comme les autres, car l’illustration est vivante et ajoute une dimension narrative, au-delà d’une visée purement illustrative du récit. En abordant l’irrationalité des événements, Guillaume Chauchat et Manuel Zenner ne se placent pas tant dans une dichotomie entre le macrocosme et le microcosme, par exemple, mais plutôt dans un jeu autour de l’infini plongeon dans l’image, et du lien ténu entre le rationnel et le fantastique. L’étrange ne questionne pas, chez Georges, car c’est plutôt la disparition qui le travaille. Et les deux auteurs font de cette disparition un prétexte à l’imaginaire, mais en le transformant en réalité fantastique, plutôt qu’en pensées interloquées de Georges, sans doute pour nous rapprocher de l’esprit d’un enfant dont la logique imaginative et créative et l’appréhension des événements, dépasse l’entendement adulte —« C’est comme s’il ne s’était rien passé ».

À travers cet univers immersif et surréaliste, La flaque d’eau bleue est de ces albums qu’on peut relire plusieurs fois tout en y trouvant un sens nouveau à chaque fois : quelque part entre rêve ou réalité, entre le fond et le profond, la peur et espoir, et la disparition et la réapparition. (EV)

 

Anne Cotey et Thomas Baas – Les ébouriffés (Grasset jeunesse)

En jeunesse comme ailleurs, les plus belles idées sont souvent les plus simples : un lac, un matin brumeux. Le ciel semble lourd, dans ces quelques instants de silence. Les volets s’ouvrent comme le matin, et trois petits explorateurs veulent rejoindre « les étranges animaux ». Alors ils s’approchent de sommets et grimpent sur les nuages qui deviennent un instant un destrier !

Que font ces enfants ici, seuls dans une cabane au bord d’un lac ? Comment eurent-ils connaissance du rêve et des nuages ?

Nul ne le sait, et le livre s’ouvre aux possibles, car de cette simple et folle aventure, qui laissera le jour et nos aventuriers ébouriffés, Anne Cotey et Thomas Baas font un magnifique objet graphique. Dans ses dessins, d’abord, d’une beauté douce où se côtoient pourtant des teintes dures comme le gris sombre, le vert, le bleu (palette d’orage), et où rougeoie la chaleur de la fin du jour dans une joie incommensurable au milieu de ce jour de pluie.

Mais surtout dans l’expérience même de lecture : démarrant en « paysage » (à la page du haut le texte, à celle du bas le dessin, puis inversement quand augmente l’altitude !), le livre « bascule » tout bonnement physiquement au moment où les héros chevauchent le rêve de nuage, envahissant d’abord la page puis en diagonale (« C’est le grand chambardement ») avant d’atterrir en douceur sur un format plus classique en portrait, tranche au milieu.

C’est tout bête, mais cette progression et bascule donnent un sentiment physique d’aventure, de rêve, et de cette bascule vers cette exaltation que, qui sait, nous nommons fiction. (JNS)

 

Veronique Lambert et Elena Comte – Dans les souliers d’Amédée (fonfon)

Le petit poucet avait ses bottes de sept lieues, Amédée, lui, le gentil Amédée, a ses souliers. Il faut dire qu’il est cordonnier, alors des godillots, des richelieus et des ballerines, il en voit passer. Mais Amédée a un secret : sa maman, tout petit, lui a appris l’empathie. Et qu’il suffit parfois, physiquement, de se mettre dans les souliers des autres, alors la nuit, il descend en cachette a son atelier et enfile les chaussures en attente. Et « POUF », le voila conducteur de bus. « Pouf », enseignant, « pouf » danseur, homme de ménage : tant de métiers éreintants !
Mais il y a pire : en découvrant une paire un peu abandonnée, Amédée se sent invisible. Il n’a pas encore constaté qu’il venait d’enfiler les chaussures d’un pauvre homme, licencié il y a des années et qui aujourd’hui fait la manche…

Quelle belle découverte que ce « Dans les souliers d’Amédée », qui, pourtant a à peu près tout (sa ravissante esthétique mis à part et qui explose dès la couverture) pour nous agacer. Rien de pire en effet que les histoires « à message », que les contes édifiants qui assènent un message à la fois humaniste (chouette) et un peu bêbête.

Alors que dire de l’intelligence fine de cette traversée en compagnie du bon Amédée, qui parvient à retravailler des mécaniques et thèmes forts du livre jeunesse (les tropes des éléments magiques qui rappelent les contes anciens, l’accumulation comme processus, puisque l’on passe à chaque page à un autre métier, etc) pour nous amener en douceur à une conclusion finalement bien plus ambivalente et profonde que ce qu’elle semble dire au premier abord.

Sans jamais relativiser, bien sûr, mais mine de rien, notre fourbu Amédée nous temoigne autant d’un aspect dramatique (les sans abris, le déclassement qui le poussent à l’action) qu’il interroge, en creux, tous les métiers dit essentiels et pourtant trop peu célébrés ou même humiliants parfois : le prof qui se fait brailler dessus et ne parvient pas à tenir sa classe, le conducteur de bus que personne ne salue, l’éboueur qui porte sur son dos des sacs qui parfois se déchirent, l’homme de ménage qui doit récurer à quatre pattes…

Et à travers cette multitude d’invisibles (que malin, la collection invite à ouvrir en proposant sur son site un questionnaire à télécharger pour interroger les adultes sur leur travail), il met en question non seulement l’aliénation par le travail, mais aussi ce qui peut faire le lien (le lacet que l’on noue ?) ou non d’une société. Pour que demain, nous soyons tous cordonniers.

Dans un livre aussi doux en apparence, réussir à mettre en regard de tels enjeux sans jamais verser dans le didactisme et en gardant le plaisir du conte, chapeau bas. (JNS)

Et aussi.

Margaret Wise Brown et Marije Tolman – L’ours et le papillon (Albin Michel)

Cela pourrait être une fable : un vilain ours mal léché, et un peu naif nous le verrons, se permet de voler la tartine d’un papillon. S’en suit une lutte qui durera tout le jour, allant de la terre, au ciel, d’un pays anonyme à une fosse à crocodiles. Mais qui gagnera à la fin ?

Du minuscule papillon, il faut célébrer l’abnégation, le courage, l’entraide (jolies pages envahies de papillon) semble nous dire Margaret Wise Brown, autrice mondialement célèbre (notamment pour son succès « Bonsoir lune »).

On sera sensible ou non à ce poème qui résonne comme conte traditionnel. De même que l’on pourra être touché ou insensible à la naiveté du trait de Marije Tolman. Des cases vides, bien souvent, traités en aplat que réhausse quelques détails, et nos deux compères en technique mixte. Mais il y a dans ce vide, par moment, une pureté assez émouvante et sensorielle presque : il faut voir l’ours et le papillon lutter sur ces fonds de bleu, de rouge éclatant, de violet, le fond anonyme se gorgé d’une horde de papillon jusqu’à en saturer la plage. Se laisser, en somme, porter vers les cieux ou les couleurs, avant de s’éteindre (ou de s’étreindre, le doute est permis sur la dernière page) dans l’apaisement de la nuit et de la mer, pour savourer au mieux cette histoire simple et belle. (JNS)

 

Hans Limmer et David Crossley – Paulina et moi (La Partie)

 

Angela se balade, du haut de ses quelques années, sur un chemin de campagne, quand elle voit arriver vers elle un drôle de sac de jute. Un sac sur pattes, qui se revelera etre un joli porcinet baptisé très vite du nom de Paulina. Ni une ni deux, il faut faire accepter le cochon à la maison, lui batir une cabane. Et faire avec lui les découvertes que font les enfants : sauter dans la boue, jouer à la dinette, fouiller les poubelles à la recherche des tresors. Mais bien vite, le propriétaire de Paulina arrive, et demande à recuperer son bien pour l’abattoir. Angela, dépitée, imagine un plan : s’enfuir avec son petit cochon pour vivre une vie de bohème, loin des adultes et proche du bonheur.

C’est un drôle et étrange objet que ce livre roman-photo jeunesse (assez rare pour être signalé et attirer notre attention) de hans Limmer et David Crossley, succès d’époque lors de sa parution en 1970 en Allemagne, et traduit pour la premiere fois par Clément Benech pour les éditions La partie.

Drôle et étrange, parce que, malgré la naiveté campagnarde de l’ensemble, on ne peut qu’éprouver a priori un sentiment bizarre devant ces photos d’une toute jeune fille photographiée en culotte courte et posant dans des situations extrêmement mises en scène. Rien de licencieux, bien sûr, et il ne s’agit pas de voir le mal partout, mais il y a une gêne (au début) à cette petite que l’on traite comme une actrice, que l’on fait poser, que l’on dirige.

Gêne dédoublée par un autre hiatus cognitif, dans les paroles du texte, où l’on ressent, sans vraiment parvenir à le pointer clairement, à quel point celui-ci a été, malgré sa focalisation interne, écrit et pensé par des adultes, dans ses formulations, ses tournures de phrase dont on sent la gouaille factice au regard de l’âge de la petite.

Bien sûr, est-ce le jeu sans doute de ce genre de livre qui a valeur d’archives, que de forcément « gratter » un peu le regard moderne, d’autant plus quand les photos appellent à un naturalisme ou un côté documentaire.

Mais ces quelques hésitations à part, il serait pourtant dommage de ne decouvrir « Paulina et moi ». Pour sa valeur de document, certes, pour sa technique finalement peu usitée aussi, encore moins en livre jeunesse, qu’est le roman photo et tout ce qu’il recouvre de possibles.

Mais il faut en éprouver la lecture aussi parce que, au-delà du texte, finalement plutôt classique même si efficace, les photos sont d’un beau noir et blanc, d’une naiveté pastorale très souvent émouvante, d’autant que justement le temps joue en leur faveur. En les regardant aujourd’hui, elles se teintent d’une mélancolie étrange : on a l’impression tout autant de feuilleter un album de famille, d’y retrouver une époque plus simple, celles de nos parents, grands-parents, une décennie d’avant la bascule vers la modernité, qui revit dans ces quelques saynetes simples (la ferme, le marché très 70s, etc). Brutalement, dans ces instants bucoliques, revient le temps d’avant, revient le temps de l’enfance. Et le livre en devient superbe. (JNS)

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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