László Krasznahorkai – « Le Baron Wenckheim est de retour »

Tonton Cristobal est revenu
Des pesos des lingots il en a le cul cousu
La famille hypocrite crie vive le barbu
Tonton Cristobal est revenu

(Pierre Perret)

Ainsi chantait le poète avant de perdre son reste de souffle à bicyclette en hurlant contre Anne Hidalgo. Et dans ces quelques vers (en nous pardonnant cette comparaison un peu provocante) se niche à peu près la totalité du synopsis du livre de László Krasznahorkai, « Le Baron Wenckheim est de retour » : dans la Hongrie contemporaine, une petite ville de plaine attend le retour du baron Bela Wenckheim, figure mystérieuse ayant vécu l’ensemble de sa vie en Argentine, et dont le voyage promet, dit-on, la plénitude retrouvée sur la bourgade.

Alors on soigne l’entrée en matière et les festivités, préparant discours, chants (un Don’t cry for me Argentina d’anthologie qui sera gâchée parce que la moitié de la chorale est gâteuse), haie d’honneur, chambre digne de son statut (et tant pis s’il faut virer tous les orphelins de la cité), etc. Mais ce qu’ignorent les villageois et la médiocre mairie en place, c’est que Bela, loin d’être revenu pour effectuer le ruissellement tant attendu, se sauve surtout d’Argentine pour échapper à ses dettes et, au soir de sa vie, pour retrouver la belle Marietta, son amour de jeunesse qu’il a laissé fuir et dont il rêve depuis lors.

Résumé succinct, nous le verrons, tant il ne sert que de toile de fond à ce magnum opus de plus de 500 pages, paru chez les impeccables éditions Cambourakis (magnifique couverture et équilibre parfait de marge et de texte, ce qui semble un détail, mais au vu de la longueur des phrases est un plaisir), dans une traduction exceptionnelle de qualité de Joëlle Dufeuilly, déjà à l’œuvre sur la plupart des livres du maitre.

Car de maitre il faut bien parler, pour Krasznahorkai, auteur hongrois, né en 1954, créateur d’une œuvre exigeante, impressionnante par la densité de ses propositions et son travail de la langue et du rythme. Un écrivain plus connu sous nos contrées pour être aussi le scénariste de la plupart des films de Bélà Tarr, signant les adaptations de ses propres romans depuis « Le tango de Satan » (réalisation monstre du cinéaste de près de 9 h), ou lui offrant des scénarios originaux comme « Le cheval de Turin ».

Mais revenons à notre baron, récit de 2017 que Krasznahorkai évalue lui-même comme le « seul et unique livre » qu’il a toujours écrit ou voulu écrire. Jugement majeur, même s’il fallait en fait évoquer plutôt le livre à la manière du dernier mouvement d’un quatuor, précédé par « Le tango de Satan », « La mélancolie de la Résistance » et « Guerre et Guerre ». Un corpus protéiforme, difficile à aborder ici tant son labyrinthe est à la fois enivrant, clair et malaisément réductible.

  • La Visitation d’un monde en ruines.

Face à ce livre monde, baroque, majestueux, dédalesque, sans cesse au bord de la folie monomaniaque et qui possède la force immédiate des classiques, difficile de ne pas se laisser tenter en analyses, théories, essais, ce que d’autres ont fait magnifiquement (ici par exemple), et contre lesquels nous ne pourrons guère lutter (ni totalement oblitérer l’idée que le dépiauter risque, au fond de lui ôter un part de sa force ou repousser les lecteurs en donnant l’impression d’un livre froid pour intello, ce qu’il n’est pas). Evacuons immediatement alors, avant de mieux plonger dans le sensible de sa lecture, le plus évident et intellectuel.

Oui, l’une des portes d’entrées de l’ouvrage est de le considérer comme une variation autour de la Visitation, Théorème de Pasolini Mitteleuropa, avec un baron clown blanc de 2 mètres dans le rôle de l’ange ou du Christ, qui « préfèrerait ne pas », mais bouleverse l’ordre salement établi.

Un ordre/désordre peut se voir comme une immense fresque minuscule de la Hongrie contemporaine, voire du monde de l’Ouest, grand corps malade à la dérive où les idéaux (le professeur, le baron, deux gardiens de l’intelligence, mais décalés et aux courants contraires, l’un revenant l’autre cherchant à partir) se sont échoués dans un songe de loups médiocres et lâchement humains se rongeant entre eux à force d’avidité, de jalousie, d’envie.

Un continent perdu qui s’isole peu à peu aussi bien géographiquement (les rues se vident, les connexions se perdent) que mentalement dans les bassesses, un monde à hurler de pleurs donc, mais que l’auteur traite avec un mordant hilarant (le livre est bien souvent à mourir de rire dans son acidité). Un monde de faux, que la plume de Krasznahorkai cloue paragraphe à paragraphe au pilori, personnage après personnage, scène à scène, jusqu’au climax de son chapitre « Aux Hongrois », où le fiel d’une lettre anonyme rappelle les déversements de bile d’un Thomas Bernhard contre la société petite-bourgeoise d’Autriche.

D’où la jouissance double à regarder s’effondrer l’univers et ses pantins médiocres dans une Apocalypse tout à la fois grotesque -pluie de grenouilles tendance plaie d’Égypte, banc de camions-citernes façon poisson comme la baleine des Harmonies Werckmeister-, qu’inquiétante quand se multiplie meurtres et brusque méga incendie.

Et à la fin, Shakespeare, qui reste-t-il ? Le fou, seule trace bizarroïde d’innocence, chantant sur son mur une histoire sans sens dans un monde abandonné par Dieu.

  • Éloge du roman : allegro furioso con moto

Bien sûr, les références aussi sont là, éparses et souvent lointaines : on songe à Ulysse, on pense Nouveau Roman parfois, Don Quichotte, Lowry ou Kafka, Beckett ou Pynchon, aussi, pour cet humour bizarre et guignolesque au milieu de la fange.

Mais que ces paternités écrasantes, que cette construction hallucinée, éblouissante de profondeur, ne cachent pas le plus important.

Que « Le baron Wenckheim est de retour », s’il est une merveille, c’est aussi et avant tout pour l’incroyable jouissance de lecture qu’il provoque.

La comparaison la plus incontestable qui apparait alors est celle donnée par l’auteur, dès son ouverture où un chef d’orchestre enguirlande ses musiciens (et dont chaque chapitre reprendra une onomatopée à fredonner) : il faut, en tant que lecteur, envisager la traversée du roman non comme un récit, mais de pareille manière qu’une symphonie ou, pour jouer sur les mots et le statut du baron, une fugue.

Une œuvre musicale, dont les thèmes se croisent, se répondent, s’évanouissent pour surgir au mouvement suivant (ou disparaitre à jamais), dont les êtres seraient à la fois les instruments et les paragraphes les mesures. Et il faut se laisser couler en son sein pour saisir à quel point, si l’architecture globale reste réservée aux exégètes, chaque microrupture apparait en même temps évidente, limpide et profondément nécessaire, exploitant à fond le stream of consciousness (que son ironie mordante transforme parfois en logorrhée), abordant chacun de ses chapitres, non à l’échelle de l’humain, mais à celui de la scène, utilisant, dans une fluidité ahurissante, l’ensemble des points de vue en présence comme autant d’éclats.

Sous la baguette du maitre, les narrations se contaminent : incipit/ouverture. Dans un travail presque nucléique, un homme surgit. Mais il n’est pas en train de naitre, il cherche à disparaitre, sous une cabane de bric et broc. Le Baron ? Non, un professeur, LE professeur, expert international des mousses, et qui a un jour décidé de s’échapper de la surface du monde. N’était sa jeune fille (si c’est bien elle) qui le harcèle pour qu’il reconnaisse sa paternité. En un saut de paragraphe, le point de vue passe à celui de la demoiselle, puis d’un gang de bikers, sorte de milice populaire, puis à la chaine de télévision, puis… le tombeau initial devient étincelle, vie, la scène se peuple, grossissant tout au long du récit, sautant à l’amoureuse d’enfance, la TV locale, le maire qui veut organiser des concours d’éternuement, le commissaire de police, un palefrenier a l’ego blessé, des orphelins que l’on met dehors pour libérer le château, une chorale de gâteux a qui on essaye de faire retenir du Joan Baez, une spécialiste de la tarte linzer ou une improbable bande de SDF qui pisse et brûle des vêtements de Savile row…

Et puis le baron, bien sûr, qui ne surgira pourtant que plus de 100 pages après le début du roman, grand hurluberlu dégingandé, M. Hulot en costume sur mesure (offert par sa famille viennoise, par honte) et chapeau de paille, transporté contre son gré par les évènements, bien vite entichés d’un Sancho Panza du nom de Dante (non, pas pour le poète, le joueur de foot du Bayern).

Il faut éprouver réellement l’expérience de la lecture de cet immense pavé pour, non saisir (sous son côté intello, l’oeuvre est avant tout sensorielle), mais ressentir à quel point toute la fiction de Krasznahorkai se tient là, dans ce regard total, dans ce mouvement, dans ce pas de côté, dans cette manière de faire gonfler le minuscule, d’étendre le quotidien jusqu’à l’absurde, à lui donner la chair d’une épopée (100 pages quasiment sur le voyage en train). Balcon de Sirius, certes, mais avec un sarcasme mordant, inconsolable, cynique, brûlant de mots chacun des êtres qui se battent dans la gangue de charbon de leur médiocrité.

Mais il y a dans son désespoir et sa drôlerie bouffonne – allant même jusqu’à la pantomime (on ne compte plus les corps empêtrés, décalés) ou le repoussant (la séquence du massage du maire par sa femme)-, une forme à la fois acerbe et profonde de tendresse. Comme s’il fallait se protéger, peut-être, dans ce monde où surnage difficilement la beauté.

En témoigne par exemple un moment « inutile », mais d’une beauté métaphorique confondante : le baron attend dans le train, il regarde dehors. CUT. On passe au point de vue d’une photographe, anciennement célèbre et qui emprunte des enfants à la DDASS pour effectuer des séries de photos. Celui du jour est apathique, comme extérieur au monde. Elle le trimballe de quai en quai, en souhaitant attraper des rayons de soleil pour son exposition. À la fin du paragraphe, elle est sur le quai du train du baron, et celui-ci le contemple alors que le train démarre. Rendez-vous raté de deux vies.

  • Des étoiles qui s’éteignent

Alors peut-être qu’au fond, sous cet incroyable déploiement de lignes narratives, sous cette agitation brillante, le livre tout entier ne tient en fait dans cette unique scène : le baron est de retour, certes. Mais pour une chose : revoir Marietta, son amour de jeunesse. Cruauté du destin : assis face à elle, à ce corps vieilli, il ne la reconnait pas.

Si même la lumière de l’amour s’éteint, que reste-t-il ? De cette impossibilité à quitter la solitude d’une vie, du temps qui a passé et a dissous toute rencontre possible dans un monde où ni la tendresse ni l’intelligence ne trouvent plus place, nait le feu rageur et vengeur. Et le livre d’apparaitre sous un tourment beaucoup plus douloureux et intime : le Christ auteur repartant d’un monde où les étoiles s’éteignent.

Dans « Les Harmonies Werckmeister » de Bela Tarr (adaptation de « La Mélancolie de la Résistance »), il y a une scène bouleversante, qu’Internet conserve ici, et qui ouvre le film : https://www.dailymotion.com/video/x97uty

Dans un bar de Hongrie, peuplé de poivrots, au moment de la fermeture, Valuska, le jeune « sachant », va peu à peu transformer chacun des soulards en présence en une planète, explicitant à chacun son rôle, quels astre ou satellite il joue. Et il les fait tourner, encore et encore. Et ils chantonnent, ivres. Avant que ne survienne brusquement l’éclipse. L’obscurité, la peur. Et la musique.

L’univers et le minuscule, le rêve et le médiocre. La peur des Hommes et l’infini noir. Valuska démarre son explication ainsi : « Faites un pas avec moi dans l’immensité où la constance, la quiétude et la paix règnent en un vide infini. » Là où tout est paix, mais là où rien ne règne. Loin de la fange, et du cœur des humains. Le soleil leur revient : ils ont échappé à l’immensité, et ils dansent, à cet instant. Ils guinchent, comme des pantins, ivres, déboités, mais vivants : « ce n’est pas fini », conclura Valuska.

« Ce n’est pas fini » : il faut donc dire, dire, dire : pour se refuser au silence où disparaissent les histoires, pour rejeter la noirceur, pour repousser les flammes où tout se carbonise.

Du livre même, aux derniers instants, il restera uniquement des « partitions » (dixit l’auteur), une liste de mots, d’expressions, d’éclats comme on le fait de morceaux de verre sur le sable ou comme on récupère des biens dans une ruine. L’intellectuel est mort, le fou encore chante. C’est tout ce qu’il reste, mais ce n’est pas fini. La symphonie est là. Charge au suivant de l’interpréter. Da capo.

Grandiose.

Editions Cambourakis, 528 pages, 27 euros. En librairie.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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