Laurence Durieu et Olivia Sautreuil – « Germaine Richier, la femme sculpture »

Germaine sera sculpteur. C’est convenu avec sa sauterelle métaphorique. Et c’est sur les rives du Lez, perdu dans le sud de la France, que la petite gamine a pris la décision et l’inspiration. Tant pis pour ses parents, et tant pis pour ce monde qui n’est pas encore vraiment prêt : les femmes ne sont pas artistes, voyons. Germaine a décidé, et quand Germaine décide, Germaine fait. Non dans la violence, mais avec le sourire et l’aplomb de ceux qui tracent leur chemin.

C’est l’histoire de Germaine, de la gamine de l’Hérault jusqu’à l’artiste célébrée au musée d’Art Moderne de Paris en 1956 que retrace la bande dessinée « Germaine Richier, la femme sculpture » de Laurence Durieu (petite-nièce de l’artiste) et Olivia Sautreuil au dessin, parue aux éditions Bayard à l’occasion de la grande rétrospective que lui consacre le centre Pompidou (co-editeur de l’ouvrage) jusqu’au 12 Juin 2023.

Des premières inspirations au milieu de la nature, de la formation chez Bourdelle à l’intégration du groupe des artistes de Montparnasse, des premiers modèles à la rupture de la guerre qui verra son exil en Suisse et les premières révolutions de son art, à savoir les hybridations progressives des allures de l’homme et de la Nature, les rencontres, les collaborations avec les bohèmes du siècle, puis les derniers feux d’une vie trop vite éteinte en 1959, on suit pas à pas les évolutions tout à la fois biographiques et artistiques de cette personnalité majeure, mais finalement assez inconnue, dans cette gageure qui consiste toujours à faire tenir un univers dans une centaine de pages.

Si l’ouvrage n’échappe pas à une forme un peu sage de didactisme, écueil sans doute inévitable de ce genre de projet pédagogique, il parvient toutefois avec surprise à trouver un véritable souffle dès ses premières dizaines de feuilles, lancées à fond de train depuis la Provence natale vers Paris et Bourdelle.

« Je construis pierre par pierre ce que je veux. Je me sens poussée par une force irrésistible… cette même force qui m’a fait un jour prendre la direction de Paris. Les difficultés, je marche dessus et elles s’aplanissent. » (p.62)

De cette pulsion initiale, le récit tout entier fera son moteur : en ressort alors l’image d’une femme que la persévérance et la certitude du destin ont décochée telle une flèche vers son avenir. La tête haute, Germaine évolue, pas à pas : elle fait ses preuves pour ses parents, monte à Paris, approche Bourdelle, trouve un emploi en attendant. Elle apprend auprès du maitre puis s’en détache, établit son propre style, tandis que le succès va grandissant et, loin de la calmer, la pousse à tester exponentiellement les possibles de la matière.

Richier avance, non pas insensible au monde, mais, à la manière de la sauterelle, son jiminy Cricket à elle qui revient chapitre à chapitre, les antennes dressées. Enfant du siècle, elle intègre ce qu’elle ressent à sa démarche, de plus en plus moderne, expérimentant, bousculant son regard en fonction de sa vie ou de l’Histoire. Hiroshima viendra décharner ses corps, la guerre les hybrider avec la Nature, etc. Et quand sa propre fin arrivera, elle préparera d’abord un tombeau pour ses sculptures, avant de les colorer dans un ultime geste de joie.

On pourrait a priori regretter cette sensation un peu naïve que « tout roule », versant bien souvent dans l’hagiographie, et qu’à aucun moment (si on excepte l’affaire du Christ d’Assy et la colère des intégristes) l’artiste ne semble trouver sur sa route un quelconque obstacle ni dans sa pratique ni dans son évolution. Mais, d’une manière étrange, cette légèreté nourrit le personnage d’une force et détermination quasiment animiste, d’un trait (de la même manière que le fait une arbalète qui touche sa cible) que vient révéler l’étonnante humilité noir et blanc du dessin, jouant des grands aplats plutôt que des détails, traçant à grands traits comme pris d’une urgence qui rejoint celle d’une vie.

Et on ressort de cette lecture avec le sentiment d’une énergie et d’une modernité incroyables et sans cesse renouvelées. Épousant contre l’avis de ses parents un artiste suisse, refusant de dépendre financièrement de son mari, se séparant de lui pour son art, mais restant proches, s’affirmant comme artiste plutôt qu’artiste femme.

C’est cette contemporanéité qui touche, et dans son art même, qui semble traversé par de multiples interrogations qui nourrissent la société d’aujourd’hui : d’une culture plutôt classique, elle va peu à peu mélanger les genres, les sexes, observer les corps, aussi laids, ramener l’Homme à la nature, etc.

Une phrase revient souvent, dans sa bouche : « faire mentir le compas ». C’est une référence à ce que lui disait Bourdelle en lui enseignant la technique antique de prise de mesure des chairs. Être extrêmement précis pour ensuite faire mentir le compas lorsque l’on sculpte. Mais on pourrait en détourner l’expression, quand on se souvient que le compas est autant un subtil outil de navigation. Germaine Richier a toujours été sa propre boussole, construisant « pierre par pierre » ce qu’elle voulait, ce qu’elle était. Une femme libre, d’une volonté sans pareille.

Pas tant un exemple, comme on le ferait d’une épopée édifiant, mais brûlant d’un soleil intérieur qui finira par rejaillir sur ses sculptures aux derniers jours, les éclaboussant de couleurs vives, contaminant le récit et le lecteur aux dernières pages de l’ouvrage, jusqu’à ce final mouvement : sur le rivage d’Antibes, en 1959, lors de l’ultime exposition préparée de son vivant et qu’elle ne verra jamais, se dresse, face à la mer et au soleil couchant dans un jaune éclatant, une femme de bronze, sublime, droite et fière. Elle est retrouvée, l’Éternité.

Editions Bayard, 168 pages, 25 euros. En librairie.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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