Hitch nous l’avait pourtant bien dit, et le brushing de Tippi Hedren en témoigne : sus aux piafs.

C’est en substance ce que doit penser toute la famille du Sanctuaire, le deuxième roman de Laurine Roux, tout juste paru en cette rentrée aux Editions du Sonneur et accompagné d’un bruissement terriblement positif en presse et sur les réseaux où l’on pépie.

Il faut dire que les deux sœurs, Gemma et June (celle qui n’a pas connu le monde d’avant et la survivante de l’ancien temps), leur maman bien comme il faut dans le foyer, et leur Papa héroïque vivent tous dans la peur des volatiles qui ont décimé à peu près toute la population mondiale. C’est pour cela que Papa a bâti le Sanctuaire, « son chef d’œuvre », une cabane perdue dans la montagne et qu’il apprend à ses enfants à chasser et ne jamais rater leur cible. Pour cela, aussi, qu’il est le seul à prendre le risque de descendre dans la vallée. Pour les protéger.

Papa secoue le jerrican. Un fond d’essence cogne contre l’acier dans un bruit désolant. Papa jure. Il n’a aucune envie de s’y coller. Pourtant va falloir descendre dans les vallées, dégoter une ou deux carcasses de voiture à siphonner. Une histoire de quelques jours. Avant de partir, il distribue les postes. June : ministre de l’Énergie (gérer le tas de bûches), moi : ministre des Armées (chasse et entretien des couteaux). J’en conçois une grande fierté. Pour rien au monde je ne voudrais être destituée, alors je m’applique. Beaucoup. Maman : ministre de la Culture et de l’Éducation. Et quand on se dispute : à la Justice.

Dans l’attente du retour de Papa, notre petit gouvernement administre le Sanctuaire

Mais voici qu’un jour, la jeune Gemma décide d’explorer les confins du Sanctuaire…

On songe bien sûr à MacCarthy, qui semble avoir souillé le genre pour quelques décennies vu sa maestria, au début de « Sukkwan Island », pourquoi pas, deux auteurs ayant déjà infusé le premier roman de l’autrice, « Une immense sensation de calme », variation (déjà aussi) autour du conte et de la nature souveraine face à la violence des Hommes.

  • Famille je vous geai

Dommage alors que Laurine Roux, avec un tel matériau puissant, en reste « là » : sans trop en révéler, si la première partie intrigue, un incipit ne fait pas roman, et sa réflexion sur la structure familiale, sa variation autour de la question du « nid », dès lors qu’ils rejoignent la narration, restent tous dans un cocon confortable.

La Ford est toujours là. Plus personne n’y prête attention. Elle fait partie du décor, au même titre que la route qui a conduit mes parents ici. Toutes deux rendues à la végétation. Le vent fait grincer la portière, June reste prostrée sur le siège. Je déteste la sentir si loin. Juny-June, tu es un mur, une falaise, je ne sais plus par quel bout t’attraper.

Quand elle tourne sa tête vers moi, les pleurs marbrent ses joues. Veines, paupières, lèvres, tout est congestionné. Son corps soubresaute, en proie à la colère et à la désolation. Elle crie presque. Qui ? Qui nous offrira des fleurs comme Papa en offrait à Maman ? Quelle vie allons-nous avoir sans personne d’autre qu’eux ? Plutôt mourir que de rester cloîtrées ici. Tu ne le vois peut-être pas, mais les troncs des arbres sont les barreaux de notre prison.

Ainsi, alors que ce genre de récit trace habituellement son inoubliable dans sa capacité à créer un monde quotidien mais puissant par son invention, s’aligneront sans coup férir tous les tropes du récit survivaliste et du conte, les deux mamelles de la fable volatile : les souvenirs du monde passée (McCarthy, à nouveau), les réactions ambiguës du père, l’éclatement de la cellule familiale, le retour à une Nature post-humains éclatante et dangereuse, le grand méchant qui n’en est peut-être pas un, les limites d’un royaume et sans doute d’un mensonge. Figures de fées, figures d’ogre, oiseaux mythiques et cheminement.

Je grommelle un merci ; l’homme se contente d’émettre un sifflement. Dans un bruissement d’air, l’aigle déploie ses ailes. Son ombre projetée sur le mur est immense. J’aperçois un emplâtre d’argile au niveau de sa blessure. Ce qui ne l’empêche pas de traverser la caverne, leste, et de venir se jucher sur l’avant-bras du vieillard. Qui d’un coup sec déplie le mien et y pose un empiècement de cuir. Je comprends qu’il veut me confier l’aigle. Tout dans mon corps rejette ce contact. Mes pieds glissent sur le sol tandis que mon dos repousse la paroi. Instillée en moi depuis toujours, la terreur des oiseaux me bombarde le thorax, de la bile brûle mon œsophage. Je donnerais n’importe quoi pour avoir le lance-flammes de Papa. La mort balaierait tout : le vieux et sa barbe, son odeur de croûtes et sa langue perfide. Ensuite, il suffirait de souffler sur le tas de cendres. Devinant que je refuse, l’homme s’excite, Je t’éventrerai, oui, t’éventrerai. Puis il attrape mon menton, le tourne vers l’oiseau. Quelques centimètres seulement nous séparent. Mes côtes se distendent, sur le point d’exploser, mon cœur est prêt à s’arrêter, mais le regard du rapace – bille noir et jaune, voile gris – triomphe de moi. Bientôt mon pouls ralentit au diapason de la pupille – bille noir et jaune, voile gris ; j’entrouvre les lèvres.

 

Oui.

Bien sûr, arguera-t-on, c’est justement tout le sel de la proposition : se couler dans les bottes des clichés du récit pour mieux les détourner par un pas de côté. Les critiques dithyrambiques de l’ouvrage en témoignent (et peuvent d’ailleurs être partagées). Et on serait malhonnête de dire qu’elle ne parvient pas, par la force de son écriture, à créer de magnifiques décors et scènes : la maison isolée, la neige qui semble tout recouvrir, la forêt des contes ou la grotte philosophique.

  • Homme, pas sweet homme

Mais si on savoure la beauté des paysage et l’âpreté de la langue, on sent bien que la tentation de faire basculer la figure de virilité (le Père, le vieil homme), de décadrer le regard vers un versant féminin (le très beau moment des règles), d’accompagner l’envol de Gemma et de signer une fable sur la domination masculine aurait mérité, au fond, de maintenir son ampleur par-delà un unique basculement que l’on sent cousu de fil blanc.

Terminées les secousses, finis les petits gémissements. Le vieux me donne un coup dans l’épaule. C’est l’heure. L’aigle frotte sa tête contre mon menton, ouvre ses ailes, envergure de titan. Je le regarde s’éloigner vers l’aube naissante. Le vieux me force à me lever puis se presse contre moi, remonte son nez le long de ma nuque, respire chaque millimètre de ma peau. J’essaie de me dégager, il résiste. C’est comme je veux, oui, comme je veux. Mais si je tiens à revenir, j’ai intérêt à me montrer plus gentille. L’idée de le tuer me traverse l’esprit. Il doit le sentir car il plante ses yeux dans les miens. Un quart de seconde le visage de Papa se superpose au sien, alors je baisse le regard. Il claque sa langue en signe de victoire.

Comme si le récit souffrait de sa brièveté, comme s’il peinait par sa volonté d’efficacité. On pourrait dire « tendu », on lui préférera « inachevé ».

De cette tentative un peu boiteuse restera alors toutefois la belle figure de l’Autre, et toute la tension trouble qui y infuse : se confronter à lui, se confronter à la menace, c’est se confronter à soi, à ses pulsions, à son corps doucement changeant qui met en péril la structure du Sanctuaire.

Quand il tisse la fin du Monde avec la fin d’un Monde, global ou intime, soufflant doucement que toute fin n’est que recommencement et mue, Le Sanctuaire touche au plus juste avec brio.

Dommage que, trop timoré, sans doute trop court et manichéen, ce conte où l’ogre n’est pas celui que l’on croit, Take Shelter à l’heure des pépiements, rate malheureusement un peu sa cible. Et ca, Papa n’en serait pas content.

Editions du Sonneur, 160 pages, 16 euros.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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