Comme nos clones français de la bande-dessinée pour filles, l’Américaine Leela Corman est aussi graphiste et illustratrice, mais elle a le bon goût d’avoir composé une véritable histoire. « Dessous » est sa première bande-dessinée, très aboutie et dotée d’une belle âme.Dans un quartier juif de New York au début du XXe siècle, les jumelles Esther et Fanya Feinberg grandissent au sein d’un foyer bancal. Autoritaire, leur mère leur serre la vis, brandissant des principes de vie étriqués qui ne laissent aucune place au rêve. Leur père, effacé, lit des histoires et leur autorise davantage de liberté. Pourtant très soudées, l’une et l’autre suivront chacune leur piste, Fanya près de Bronia, la faiseuse d’anges du coin, et Esther dans les coulisses du dancing de Miss Lucille. Suivront deux destinées parallèles et une différente appréhension du monde, matières à division entre les deux soeurs.

Fanya : Tu sens le parfum de femme stupide.
Esther : Alors je dois être une femme stupide…
Proche de l’univers de Marjane Satrapi notamment dans « Broderies », « Dessous » parle de la condition féminine dans un décor en noir et blanc, une dualité qui met en évidence les limites du monde des jumelles Esther et Fanya. Le corps y est mystérieux, tabou, la mort et la misère rôdant autour de ce qui ne correspond pas à la bienséance de l’époque. La femme doit se marier pour se plier au moule de la société, la soumission apparaît inéluctable et l’indépendance compromise. C’est ce dont discutent les jumelles le soir, dans leur lit commun qui traversera les années.

Fanya : Esther, je n’aurai jamais de bébé.
Esther : Moi non plus, Fanya.
Fanya : Les bébés, ça rend moche. Je veux toujours rester jolie !

Les visages dessinés par Leela Corman traduisent à merveille les émotions des fillettes qui grandissent. Souvent cocasses et déformés par l’incompréhension, la colère, la souffrance, ces états interpellent d’autant plus qu’ils sont dédoublés. D’années en années, les pages se tournent et le lecteur perd parfois le fil de qui est qui, aimanté par l’issue qui s’annonce tragique. Autour, les personnages masculins défilent sans manichéisme, adoucis par le dessin amusé de leurs poils frisottés, certains victimes à leur tour de cette époque charnière.

Esther : Tu sais, je l’ai toujours trouvée louche, cette histoire. Hadès viole Perséphone et ensuite, elle l’épouse ?

Hymne à la liberté et à la poursuite des rêves, « Dessous » est remarquable de sensibilité. Avec une justesse que l’on ne peut pas simplement réduire au féminisme, Leela Corman parvient avec talent à traduire les moeurs d’une époque en mouvement.

 

Paru le 23/08/12 aux Editions Cà et Là.

dessous leela corman éditions ça et là

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