« La maison s’est faite complice de la nuit au point d’en être désormais le cœur, et nulle part au monde les ténèbres ne sont si denses que dans ce long couloir où marche un homme jeune et aventureux. Ou peut-être est-ce son innocence qui le précipite au-devant des rencontres scabreuses, car il n’y a guère de différence entre l’enfant avide de contes merveilleux et ce visiteur imprudent. Il est venu dans cette maison pour s’entendre narrer une histoire d’amour charnelle et fiévreuse. »
Dès cet incipit, Léo Barthe/Jacques Abeille place son récit sous les auspices de l’imaginaire et du fantasme. Troisième volet de sa trilogie De la vie d’une chienne après Histoire de la bergère et Histoire de la bonne, L’Histoire de l’affranchie narre les aventures d’une jeune femme au visage démoli qui entre au service d’une famille comme bonne avant d’être chaperonnée par un peintre qui la prendra comme modèle.
Comme toujours chez Léo Barthe, l’érotisme naît moins de la crudité des situations que de leur mise en scène. A tout moment, il offre au lecteur/voyeur une place dans des dispositifs rigoureusement élaborés. Et ce sont ces dispositifs qui permettent au regard de circuler, à l’imaginaire et au romanesque de fonctionner. Pour prendre un exemple précis, le roman débute par un vieil écrivain public qui forme un homme rencontré dans un jardin public afin qu’il lui succède. Héritant de son échoppe, notre homme recueille les confessions de « l’affranchie » du titre. Écrivains, peintres… on notera que cette jeune femme existe avant tout comme image, comme pure créature fantasmatique issue de l’esprit d’un artiste. Et lorsqu’elle se contente de servir chez de riches bourgeois, les jeux auxquels elle est conviée relèvent également d’une mise en scène sophistiquée. Léo Barthe joue à la fois la carte du romanesque (avec la classique « confession » des pires turpitudes, le trajet initiatique…) tout en dévoilant le processus de sa fiction et ses règles : chaque situation relève d’une construction fantasmatique de l’auteur où est laissée néanmoins une place au lecteur. La grande idée de L’Histoire de l’affranchie, c’est que son héroïne n’a pas de véritable visage puisqu’elle est toujours dissimulée par un voile. Lorsque qu’elle devient modèle pour le peintre, elle pose pour des tableaux vivants très crus en portant un masque différent à chaque fois. Ce jeu avec les masques permet à l’auteur d’offrir à ses lecteurs une créature aux milles visages, où chacun pourra projeter ses propres fantasmes.
A partir du moment où tout est soumis à des règles du jeu explicites (comme le contrat tacite qui lie le « maître » à son « esclave » dans une relation sadomasochiste), la littérature offre à l’imagination un territoire sans limite. Et Barthes n’hésite pas à explorer les zones les plus taboues du fantasme, que ce soit la zoophilie (avec un devenir animal qui n’aurait pas dépareillé dans les attelages humains chers à Christophe Bier), l’urolagnie, la scatophilie voire même la « végétophilie » puisque notre héroïne fera un usage très particulier et personnel de légumes qu’on imaginait de manière plus traditionnelle voués à la soupe ! Les descriptions peuvent être très crues et on rappellera, par précaution, que ce roman s’adresse exclusivement à des adultes avertis. Mais cette franche pornographie n’empêche nullement un véritable travail sur l’écriture et l’on est frappé, une fois de plus, par le raffinement du style de l’auteur de Camille. Ce mélange de préciosité et de crudité qui lui permet de nous prendre par la main pour nous conduire, en douceur, dans ce monde suave des « ténèbres », des passions fiévreuses et des fantasmes sans limites.
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Histoire de l’affranchie (2003) de Léo Barthe
Éditions La Musardine, 2023
Collection : Lectures amoureuses (n°246)
ISBN : 978-2-36490-609-9
220 pages – 10,50 €
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