S’attaquer à la question de la représentation du sexe à l’écran, c’est la promesse de devoir affronter de nombreux écueils. Avec un sujet prêtant le flanc à toutes les polémiques, le risque principal consiste à ne l’aborder que pour illustrer un discours préétabli. C’était d’autant plus inquiétant que l’auteur de cet essai, Linda Williams, est présentée comme une « chercheuse féministe » et que le lecteur peut, dès lors, craindre une simple démonstration au service d’une idéologie. On sait, pour prendre un exemple précis, que la pornographie est un sujet très controversé au cœur des mouvements féministes. Pour certains, elle est l’expression même de la phallocratie et de l’oppression d’une femme réduite à un simple objet (comme si les hommes étaient mieux représentés dans ce genre de films !) tandis que d’autres vont y voir un lieu d’émancipation, de libération des corps et de réappropriation par la femme de sa sexualité. Peu m’importe où se situe la vérité : avec ce genre de débat, il est quasiment certain que le cinéma n’aura pas sa place et que les exemples d’œuvres ne serviront qu’à étayer une démonstration.
Linda Williams fait néanmoins partie d’une génération de féministes qui a pensé l’émancipation de la femme au cœur d’un processus global d’émancipation de l’individu. Ce vaste mouvement de libéralisation a fait évoluer les mœurs et le cinéma en a, bien évidemment, représenté certaines manifestations. L’histoire de la sexualité sur grand écran s’inscrit au cœur de cette Histoire mais la force de Screening sex est de ne jamais oublier la spécificité du 7ème art au cœur des considérations sociologiques, politiques, sociales, psychanalytiques qui sont, aussi, celles de Williams.
Son propos est d’étudier comment ce qui, pendant longtemps, a été considéré comme ob/scène (littéralement « hors/scène) par le cinéma américain -elle fait très bien la distinction avec un cinéma européen qui a toujours été plus franc et plus en avance sur ces questions- est devenu en/scène. Si le cinéma a pu être un miroir d’une révolution des mœurs, Linda Williams montre très bien comment il a pu également être un vecteur d’émancipation dans la mesure où il a mis sur la place publique des situations relevant traditionnellement de l’espace privé et où il a pu ainsi « habituer » le public des salles à une certaine « connaissance sexuelle ».
Le mouvement s’est effectué en trois temps. Dans un premier temps, Linda Williams montre la longue évolution qui conduisit le cinéma hollywoodien de l’après code Hays (ce code édictant les règles de la profession dans son ensemble et établissant ce qu’il est possible ou non de montrer) à battre en brèche progressivement les tabous relatifs à la sexualité. Tout d’abord par la parole (Linda Williams cite les films de Mike Nichols Qui a peur de Virginia Woolf ? et Ce plaisir qu’on dit charnel) qui permit d’aborder crument la question des rapports sexuels puis par un habile jeu de dévoilement et de cache. Les analyses qu’elle fait du Lauréat (toujours Nichols) et de Macadam cowboy (Schlesinger) sont tout à fait remarquables et montrent bien les stratégies d’Hollywood pour intégrer aux récits ce que l’auteur appelle des « interludes sexuels ».
Parallèlement à ce cinéma « grand public », Linda Williams fait un détour du côté de la « sexploitation » (Vixen de Russ Meyer est étudié), de la « Blaxpoitation » (à travers l’exemple du fameux film de Melvin Van Peebles Sweet Sweetback’s Baadasssss Song) où le sexe devient l’un des moyens d’émancipation pour la communauté noire ou encore le cinéma expérimental avec le Blue movie d’Andy Warhol qui traite directement de la question de l’acte privé soudainement déplacé du côté de la sphère publique.
Dans un deuxième temps, l’essayiste s’appuie sur la figure de Jane Fonda pour étudier comment le cinéma américain prend progressivement en compte la notion de plaisir féminin. A travers l’exemple de Barbarella (Vadim), de Klute (Pakula) et du Retour (Hal Hasby), Linda Williams démontre comment le cinéma s’efforce de différencier le « mauvais sexe » du « bon sexe », rompant avec les modèles jusqu’alors prêchés (rapports en vue de la reproduction, principe d’un plaisir exclusivement masculin…). A travers les orgasmes de Jane Fonda, ce sont des modèles sociaux qui se trouvent ébranlés (si j’ose dire !) et la notion de plaisir féminin qui trouve sa place sur les écrans.
Enfin, l’auteur s’intéresse à la manière dont le cinéma hollywoodien, à partir des années 80, a rendu public ce qui était alors considéré comme des « perversions », que ce soit le sadomasochisme (Blue Velvet de Lynch) ou l’homosexualité (Le secret de Brokeback Mountain d’Ang Lee). Une fois de plus, ces analyses de séquences qui fonctionnent comme des « scènes primitives » pour les spectateurs, sont très convaincantes. A travers le cinéma, une sexualité « différente » s’exprime et pourra être mieux « intégrée » au cœur de la société. Dans la dernière partie de son livre, Linda Williams analyse le brouillage accentué, de nos jours, entre espace public et espace privé qu’entraine l’arrivée massive de la vidéo puis d’Internet et des petits écrans (ordinateurs, téléphones…).
Ce panorama de l’évolution des représentations de la sexualité à l’écran qui accompagne l’évolution des mœurs en la précédant parfois est constamment passionnant. Un seul regret : la traduction française est une version « courte » de l’essai et les chapitres consacrés au cinéma pornographique à proprement parler ont été évincés. Du coup, cette représentation « réelle » des actes sexuels et les bouleversements qu’elle a pu apporter fait figure, dans l’ouvrage tel qu’on peut le lire, d’une espèce de trou noir qui finit par manquer un peu. On aurait aimé, par exemple, pouvoir découvrir les analyses que Linda Williams a faites du cinéma de Damiano (Gorge profonde)
En dehors de ce choix éditorial que l’on peut contester parce qu’il s’avère un peu frustrant, Screening sex est un essai passionnant sur un sujet décidément inépuisable…
Format : 122 x190 mm / 264 pages / 20 €
Parution : 17 avril 2014
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).