Alors que Todd Haynes vient d’offrir avec son Musée des merveilles, l’adaptation la plus fidèle de Brian Selznick en réussissant magnifiquement à en retranscrire les singularités graphiques et thématiques, le dernier livre de l’auteur, Les Marvels, prouve combien il est un écrivain/illustrateur essentiel, dépassant très largement le concept étriqué et trompeur de « littérature jeunesse ». Certes, contrairement à Philip Pullman si difficilement classable au point que son chef-d’œuvre Les Royaumes du Nord ait changé régulièrement de collection – de « Folio Junior » à « Folio Adulte » en passant par « Folio SF », Brian Selznick reste accessible à tout âge. Et cela n’amoindrit nullement la profondeur de son univers si facilement identifiable, si familier dès qu’on le feuillette et que l’on s’y laisse glisser. Pour l’essentiel, Les Marvels est un roman graphique sans parole. Brian Selznick livre une histoire du passé, de plusieurs passés dans ces dessins noir et blanc dont il a le secret. Il emploie des crayons de mines graphites de différentes duretés, du plus clair au plus gras avec une utilisation probable pour certains noirs bien denses, de la pierre noire ou la mine carbone.

Les Marvels consolide l’idée de la virtuosité cinégénique de Brian Selznick, véritable aubaine pour les réalisateurs pour lesquels des story-boards semblent servis sur un plateau. Mais ce serait oublier la complexité du parti pris du créateur. Ici le dessin n’est pas une simple illustration, mais un outil de narration qui interroge la manière de raconter une histoire en la privant de mots, ou plutôt en suggérant au lecteur ses propres mots afin de vagabonder dans l’intrigue. Si l’on doit évoquer à nouveau le 7e Art, c’est à ses origines qu’il faut revenir tant l’écrivain rend hommage au cinéma muet et à la manière dont il parvenait à suggérer l’évolution d’une intrigue sans recours à la parole. De la même manière, Brian Selznick, par la puissance du cadre et l’art de la mise en scène, prend le lecteur par la main dans un tourbillon de réalité distordue qui dérape vers le rêve. Aux trois quarts, l’histoire des Marvels nous sera donc racontée à travers ces dessins sur 400 pages, avant que n’intervienne une narration plus classique sur les 200 suivantes et que le dessin reprenne à nouveau ses droits tout puissants sur les vingt restantes. 400 pages, comme un préambule vertigineux, maelström temporel évoquant l’idée d’une malédiction familiale se poursuivant sur deux siècles, dans le milieu du théâtre.

Les Marvels évoque donc le destin d’une famille de comédiens sur plusieurs générations, débutant en 1766 sur un baleinier, avec un naufrage tragique et embrumé par des apparitions dont on ne sait plus très bien, au milieu du chaos, si elles appartiennent à la mise en scène ou si elles sont fantastiques. L’Ange, devient un leitmotiv, une hallucination sublime et embrumée qui hante régulièrement le livre, tel un spectre. Ainsi, dans les années 1990, le cercle pourrait peut-être bien se briser, lorsque le petit Joseph échappé de son pensionnat pour se réfugier chez un Oncle étrange dont l’appartement renvoie à ce passé d’il y a deux siècles. Brian Selznick entremêle subtilement passé et présent, théâtre de la vie et théâtre sur les planches, les fusionne, les brouillent. La vie est une pièce, une tragédie, renvoyant ainsi le célèbre individu shakespearien « comédien qui se pavane en attendant son heure ».

Et comme la vie se confond à l’œuvre, Brian Selznick convoque également les infinies contrées des pages d’un livre ouvert. Le « vrai » importe peu : les réalités de la fiction ne valent-t-elles pas autant que celle que nous vivons ? D’ailleurs la force de l’imaginaire fait que nous l’éprouvons intensément, transportés, happés. Les Marvels parlera donc aussi de cette source de jouvence qu’est la lecture, la culture tout court, comme remède à la tragédie intime et à la fureur de toute époque. L’écrivain laisse roder certaines œuvres comme un fil rouge que suit l’existence des personnages, telle une pluie alchimique de coïncidences. Le Conte d’hiver de Shakespeare tient ainsi une place centrale ; plus encore, l’extraordinaire He wishes for the Cloths of Heaven de William Butler Yeats s’accroche aux pas des héros :

Mais je suis si pauvre, et n’ai rien d’autre que mes rêves.
Alors j’ai étendu mes rêves sous tes pieds ;
Que ton pas soit léger, tu marches sur mes rêves.

Qu’on se le dise, sous couvert d’aventure et d’initiation, le monde de Brian Selznick n’est pas celui de la sérénité, il est même tourmenté par l’idée de solitude enfantine, de perte, de quête de filiation et de racines. Joseph est bien un héros selznickien, un garçon abandonné à lui-même ayant le courage de tout lâcher pour rechercher son identité. Il existe toujours chez ses héros une question qui doit trouver réponse, une sensation de vide immense que peut-être l’issue de l’aventure viendra combler. Ils sont les seuls à pouvoir démêler les fils de leur destin. La dramatisation du roman jeunesse, son sens de la maturité, sa manière de développer des personnages juvéniles forcés d’être plongés dans l’ère adulte, de se confronter au monde dans sa cruauté, rappellera immanquablement la puissance d’autres auteurs tels Roald Dahl, Robert Louis Stevenson ou Philip Pullman.

Car au-delà de sa douceur, ce qu’il y a peut être de plus beau chez Brian Selznick est son refus d’édulcorer sa prégnante mélancolie. Il y a évidemment du Charles Dickens dans Les Marvels, dans cet isolement, cet exil héroïque, cette façon de passer de l’ombre à la lumière. Le temps, toujours le temps chez cet auteur qui fait des boucles, semble répéter les mêmes histoires d’une génération à l’autre, condamnant les enfants à revivre les mêmes drames, à moins qu’un jour l’un d’entre eux réussisse à changer le cours des choses. Les siècles pour Brian Selznick, ressemblent à cette inlassable mécanique d’horloge qu’escalada Hugo Cabret. Il faudrait réussir à l’enrayer, à briser l’engrenage. De même, tous les héros de cet écrivain, même avec un père ou une mère, ressemblent à des orphelins : il leur incombe de retrouver leur âme complice qui leur renverrait l’image d’un bonheur futur, d’un avenir. Les Marvels célèbre la transmission dans sa splendeur immortelle. Peu importe l’idée qu’on se fait de la famille – qu’elle soit de nom, de cœur, ou de littérature -, elle est de celle qui vous sauvera toujours.

On s’abandonnera aux Marvels, pour la somptuosité de son imaginaire et pour tous les échos que Brian Selznick provoquent en nous, sur notre propre rapport aux années qui fuyaient-fuient-fuieront, celles de nos ancêtres, de nos grands-parents et parents, de nos enfants, de nos livres, et qui tôt ou tard nous dépasseront.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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