Collusif est peut-être l’adjectif qui caractériserait le mieux le dernier livre d’Alessandro Mercuri. Le dossier Alvin, (modestement) sous-titré Enquête, archives, photographies, nous convie à une plongée, pardonnez-moi le glissement, dans l’histoire d’un submersible. Le sous-marin américain Alvin, connu notamment du grand public pour la première mission d’exploration de l’épave du Titanic, qu’il conduisit en 1986, a effectué près de 5000 missions (toutes recensées en fin d’ouvrage) de 1964 à ce jour. Pour autant, que le lecteur peu porté sur les arcanes du secret-défense ou les subtilités techniques du déplacement par grands fonds se rassure : Alessandro Mercuri fait avant tout de son objet supposé d’étude une invitation à la rêverie et à la digression intelligente. Un livre collusif, disions-nous, car s’y caressent, s’y croisent et s’y entrechoquent des informations historiques de première main, des fantasmes atomiques, des phobies ancestrales, des mythes, des digressions littéraires, des résonances cinématographiques et bien d’autres poissons encore. On retrouve ici le goût sûr de l’auteur de Peeping Tom pour une littérature hybride où la pop culture côtoie la philosophie, sans que ni l’une ni l’autre ne s’en trouve pour autant dévaluée.
Sur les 5000 missions effectuées par le sous-marin Alvin, Alessandro Mercuri en a sélectionné une vingtaine. Ces missions servent de point de départ ou de point d’arrivée à un exercice paralittéraire visant à réinscrire les bordées du submersible dans son contexte historique élargi — ou dans les plus vastes sphères de l’imaginaire collectif avec lesquelles ses missions ont pu (ou auraient pu) entrer en résonance. On remonte des fils à petit pas, on s’égare dans des cercles concentriques. On navigue entre Rita Hayworth, Cervantès, les sirènes, les hippocampes. On croise encore des organismes extrêmophiles, des crustacés exosquelettes et il est parfois question de pygmalionisme et d’agalmato-scatophobie… Mais nous ne priverons pas le lecteur curieux, du plaisir d’aller par lui-même découvrir quelles réalités insondables recouvrent certains de ces termes…
Si le sous-marin n’entre en scène qu’à la quarantième page du livre, c’est qu’il faudra d’abord se rappeler que la première projection test du prophétique Dr Strangelove, le film de Stanley Kubrick, fut annulée un certain 22 novembre 1963, en raison de l’assassinat de John F. Kennedy ; on devra se souvenir encore que le bikini fut ainsi baptisé par son créateur, en référence à la déflagration infligée à l’île du même nom ou que le décorateur en dur du Dr No et du Dr Strangelove, était un ancien constructeur d’abris antiatomiques et le seul allemand qui ait jamais servi dans la Royal Air Force… L’une des premières missions du sous-marin Alvin a consisté à récupérer par 900 mètres de fond dans une zone inexplorée de la Méditerranée, la quatrième ogive nucléaire de l’opération Chrome Dome, une « mission d’alerte aéroportée » dans laquelle Mercuri voit volontiers un remake parfait du film de Kubrick. Parfois, l’histoire bégaie la fiction…
A l’ère de la Guerre froide on voit Alvin se dissiper dans les zones sensibles du triangle des Bermudes pour quelques activités océanographico-politiques. Occasion de découvrir les dessous d’une île qui n’existe pas, Argus Island, dont on apprendra bientôt qu’elle fut inventée de toutes pièces pour servir de base arrière à quelques missions top secret… Différentes expériences y furent conduites, notamment pour tester «la résistance psychologique et physiologique d’hommes-grenouilles à la vie en profondeur». Il n’en fallait pas plus à Alessandro Mercuri pour nous relater, à partir de documents déclassifiés, quelques-unes des étranges métamorphoses auxquelles auraient été sujets ces hommes dont l’armée américaine éprouva le potentiel «devenir-poisson». Nous voici alors «au creux du Sealab», embarqués du côté des sirènes et de leurs voix dangereusement enchanteresses.
Le voyage ne s’arrête pas là, on s’en doute. Car l’auteur de ce livre élégant et protéiforme suit encore le submersible dans des escapades vers plusieurs autres zones surprenantes et inexplorées, nous démontrant une fois de plus, si nous en doutions encore, que la science, l’inconscient collectif et les substrats grouillant de la culture (lettrée comme populaire) sont sujets à de biens joyeux télescopages. De Village People à Ovide, d’Alice au Royaume des abysses, il existe parfois des ponts sous-marins, des frontières poreuses, qu’Alessandro Mercuri franchit avec la vivacité d’un poisson-pilote.
Il faudrait dire un mot également des nombreuses illustrations qui contribuent à faire de cet ouvrage un très beau livre : photographies d’archives, fac-similé de documents divers, icônes, montages, extraits de presse, reproductions de gravures composent avec le texte d’Alessandro Mercuri, une sorte d’étrange symphonie où le « support d’information » joue à cache-cache avec l’image d’invention.
Le dossier Alvin est un livre qu’il faut se dépêcher de découvrir. L’ivresse des grands fonds tient parfois sur une table de chevet.
Publié aux éditions Art&fiction, le 12/09/2014.
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