En 1978, Jean Streff publie chez Veyrier Le masochisme au cinéma, un premier essai devenu mythique notamment pour avoir été frappé par la fameuse triple interdiction (d’affichage, de publicité et de vente aux mineurs) par le ministère de l’Intérieur. Depuis, Streff est devenu l’un des spécialistes du sadomasochisme en France, consacrant à cette question des essais tels que le Traité de fétichisme à l’usage des jeunes générations qui obtint le prix Sade ou encore Les extravagances du désir. Cette dimension irrigue également son œuvre romanesque, notamment sa fameuse « trilogie Benoît Lange » naguère publiée par les fameuses collections Bébé Noir et La Brigandine sous le pseudonyme sans équivoque de Gilles Derais et rééditée, il y a peu, par les éditions Sous la cape.
Depuis le dernier volet de cette trilogie paru en 1983, Jean Streff n’avait plus publié de roman. Théorème de l’assassinat est un écrit de jeunesse, longtemps jugé impubliable par les éditeurs auxquels il a été soumis. Ce n’est pourtant pas tant la violence ni l’érotisme maladif et morbide du roman qui paraissent insoutenables au lecteur qu’un climat méphitique engendré par les visions hallucinées d’un esprit délirant.
Streff nous fait pénétrer dans la tête de son « héros », un nain hideux et handicapé par un pied-bot, obsédé par l’idée de tuer, de commettre le crime parfait qui fera de lui « quelqu’un ». Pour mieux faire ressentir aux lecteurs le déséquilibre de ce personnage, l’auteur adopte une narration chaotique, entre soliloques à la première personne du singulier et une distanciation qu’apporte soudainement une écriture à la deuxième ou troisième personne.
Le style fiévreux du roman le place d’emblée dans la filiation du romantisme noir, des visions hallucinées de Maldoror (« Combien d’année m’éloignent de la vision crépusculaire de cette foule grouillante qui désormais hurle chaque nuit dans mes rêves d’insectes rampants, de vers de terre géants, d’enfants allaités par des femmes avortées, dont l’entrejambe cicatriciel coule encore du sang d’un immonde désastre. ») ou encore du surréalisme lorsque le narrateur imagine descendre dans la rue pour tirer au hasard sur les passants à l’aide d’une arbalète. Dans La vie criminelle d’Archibald de la Cruz de Buñuel, le héros était persuadé d’avoir le pouvoir de tuer par la pensée. Le nabot du Théorème de l’assassinat n’a pas ce pouvoir mais son imagination délirante lui permet de décrire avec minutie les crimes qu’il fomente sans jamais passer à l’acte, de détailler son plan pour égorger une femme inconnue dans une rue obscure de Paris ou un honnête quidam.
La violence inouïe qui suinte de chaque page de ce récit provient également de celle qui s’exerce sur le narrateur : violence des regards de la foule sur l’être solitaire et différent des autres, violence dont les racines plongent au cœur d’une enfance détruite par un père violent et une mère totalement dépravée initiant son fils à des jeux érotiques brutaux et sadiques.
Théorème de l’assassinat conjugue tous ces éléments : les réminiscences du passé d’un enfant sacrifié, les cauchemars exaltés d’un homme solitaire obsédé par l’idée de tuer, les fantasmes les plus enfouis que peut receler l’âme humaine. Mais c’est également le cri d’amour désespéré d’un homme qui n’a jamais été aimé et qui meuble sa solitude en observant les fissures de son plafond et en se réfugiant dans le ressassement incessant de fantasmes morbides.
A travers ce récit cinglant comme un coup de fouet, Jean Streff nous projette dans les profondeurs d’un cerveau malade, décrivant avec une rare intensité un homme dont le principal crime fut, en définitive, de naître. Il nous rappelle de cette manière la malédiction éternelle d’une humanité condamnée à s’agiter vainement entre la violence de la naissance et le scandale absolu de la mort…
Théorème de l’assassinat (2015)
Jean Streff
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