Marc Bruimaud – « Maintenant » (nouvelles noires)

Il peut sembler paradoxal de convoquer le nom de David Lynch pour évoquer les livres de Marc Bruimaud. En effet, on ne trouvera dans Maintenant, le dernier recueil de nouvelles en date de l’auteur, ni cow-boy mystérieux, ni échappées oniriques (encore que…) vers d’étranges « chambres rouges », peuplées de nains inquiétants… Au contraire, il paraît même difficile de faire plus terre à terre que ces nouvelles chevillées au quotidien d’un auteur qui se met en scène sous son véritable patronyme et qui évoque sa vie avec ses amis, ses amours, sa fille et ses virées à Limoges.

Pourtant, en n’oubliant pas que Lynch reste, lui aussi, attaché à une certaine quotidienneté (la parfaite banalité apparente de la vie provinciale à Twin Peaks, les retrouvailles entre frères d’Une histoire vraie), Marc Bruimaud partage avec le cinéaste américain un goût pour les narrations en boucle, pour faire revivre les mêmes situations à des personnages différents ou à des doubles fictifs (exemplairement, Bruimaud lui-même qui réapparait sous la forme de son Doppelgänger Misty dans son « cycle de Catalpa »).

Maintenant joue sur la même partition, éternelles variations sur les mêmes motifs, en convoquant des personnages que nous avions déjà croisés dans Ici : c’est même, pour prendre un exemple, la critique de ce recueil par votre serviteur qui donne le point de départ de la belle nouvelle Christina (infiniment) où l’auteur retrouve cette femme avec qui il a multiplié les rendez-vous manqués.

Même s’il peut paraître puéril d’établir une hiérarchie au sein d’une œuvre dont la cohérence tient grâce à la somme de ses parties, ce nouveau recueil paraît encore plus équilibré que le précédent et surtout plus poignant. On y retrouve toujours le sens du trait incisif de Bruimaud, sa truculence désabusée héritée de Charles Bukowski qui apparaît notamment lorsque la « Petite Fontaine » confesse sa boulimie sexuelle au narrateur (Toujours piquée (le retour de la Petite Fontaine)) ou que celui-ci relate ses aventures avec un fille de peep-show (Le Paradis bleu) ou avec une adolescente délurée (Helena Cinnamon Carter).

Mais la tonalité de l’ensemble s’avère plus grave, plus mélancolique. Bruimaud a atteint la soixantaine, il a été quitté et se plaint de ses kilos en trop (à son infirmière qui lui dit qu’il va retrouver quelqu’un, il rétorque : « Vous m’avez vu, j’ai presque soixante balais, trente kilos de trop, je suis recousu de partout, complètement décati. Un vrai schnock, quoi ! »). L’auteur possède un indéniable talent pour brosser, en quelques pages, de magnifiques portraits – surtout lorsqu’il s’agit des femmes- et donner une épaisseur romanesque à ses personnages. Par petites touches, il parvient à saisir dans un même mouvement les douleurs, les regrets, les occasions manquées (« Je suis désolé, Margaret, quelquefois les histoires s’entremêlent, on est bien obligé de faire le tri. ») et l’infinie solitude nichée au cœur de ces existences ordinaires. L’émotion qui nous étreint est d’autant plus intense que ces nouvelles disent autant qu’elles taisent, nous laissant souvent en suspens au bord de l’abime, à l’image de la bouleversante Le Ciel sur Melpomène qui parvient à trouver les mots justes pour décrire l’une des plus grandes terreurs imaginables.

Lorsqu’il croque de sa plume Christina, Lya ou Margaret, Bruimaud réussit à rendre universelles des situations pourtant très personnelles. On y trouvera pêle-mêle la peur de vieillir, la confrontation à la maladie (Marfan) ou à la dépression (La Théorie des baisers). Car la grande affaire de Maintenant, c’est également celle du temps qui passe. Si le recueil est si touchant, c’est aussi parce que ces personnages que nous avions déjà croisés ont poursuivi leurs chemins. Certains ne sont désormais plus à Limoges, comme la dénommée Chantal (Tonton Epinard sans la Petite Fontaine), renommée pour ses frasques sexuelles. D’autres réminiscences plus lointaines dessinent le contour d’un passé envolé, comme cette belle nouvelle où Bruimaud et l’un de ses amis croisent par hasard Samuel Fuller dans une imprimerie parisienne (Rotatives).

Et puis il y a Le Syndrome de Vertigo, superbe nouvelle où Marc Bruimaud reconnait en voyant une jeune boulangère le visage de Rosie, une femme qu’il a aimée autrefois. Sans en dire plus, ce court récit pourrait symboliser à sa manière la quintessence de l’art de l’écrivain : une quête éperdue et vaine des amours enfuies et de l’impossible retour des émotions les plus fugaces.

D’Hitchcock, on en revient forcément à Lynch. La boucle est bouclée.

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En guise de codicille à ce recueil, on pourra se précipiter sur 22/10, 22:10, une nouvelle d’une soixantaine de pages où Bruimaud se met en scène sous les traits de son alter-ego Misty.

« 22/10 2020, 22 :10, depuis plus de deux heures, sur son canapé beige à la tache rouge, Misty ressasse. C’est l’automne (sa saison mentale), c’est la nuit (son refuge quotidien), pourtant tout est noir. »

Ce court récit aurait pu s’intituler, pour pasticher un titre de Joseph de Maistre, Voyage autour de ma chambre puisque cette nuit d’insomnie donne l’occasion à l’auteur de revenir sur divers épisodes de son existence, notamment sa relation avec son ami Janek. On retrouve ici toutes les caractéristiques de l’écriture de Bruimaud et ses obsessions : un certain sens de la mélancolie, un goût prononcé pour les listes (il a écrit un bel ouvrage à la Perec intitulé Penser/Lister) et l’onomastique, des références constantes au cinéma (Cassavetes, Fellini, Lynch -Boby Peru, Perdita Durango-) et à la littérature (Ballard, Hemingway).

La nouvelle évoque avec beaucoup de justesse les années parisiennes de Bruimaud, sa fréquentation du collège de Pataphysique et les virées avec son ami qui agit parfois comme les personnages des Idiots de Lars Von Trier. Une jolie réussite qui s’inscrit dans le cadre d’un projet à « contraintes » organisé par l’éditeur Jacques Flament puisqu’il s’agissait de jouer avec cette série de chiffres et cette unité de temps.

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Maintenant : nouvelles noires (2020) de Marc Bruimaud

Editions Black-Out (2020)

117 pages – 10 €

22/10, 22:10 (2020) de Marc Bruimaud

Editions Jacques Flament (2020)

65 pages- 5,90 €

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A propos de Vincent ROUSSEL

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