À plusieurs reprises dans ces colonnes, nous avons vanté l’excellence des ouvrages édités chez Playlist Society, aussi bien pour la qualité intrinsèque de leurs essais – à fois la rigoureux, précis et concis – que pour la pertinence des cinéastes (Christopher Nolan, Frederick Wiseman, Michael Mann, Terrence Malick, Paul Verhoeven,…) ou thèmes (le nouveau cinéma Argentin, le mouvement Propaganda,…) abordés. Le dernier en date, signé Marc Moquin (critique de cinéma et cofondateur du magazine Revus et Corrigés), consacré à Tony et Ridley Scott, ne fait pas exception et vient conforter nos positions.
Les exemples de frères réalisateurs dans l’histoire du cinéma ne manquent pas (d’Auguste et Louis Lumière à Joel et Ethan Coen, de Jean-Pierre et Luc Dardenne à Lana et Lilly Wachowski, en passant par Paolo et Vittorio Taviani ou encore Peter et Bobby Farelly), pourtant, dans ce paysage la fratrie Scott détonne. Les deux hommes ont suivi les mêmes études (la Royale College of Art), sont tous deux passés par la télévision et la publicité, avant d’investir le cinéma à la même période (fin des années 70 pour Ridley, début des années 80 pour Tony). Bien que très complices, ils ne réaliseront jamais de film ensemble. Les collaborations sont multiples : Tony a joué dans Boy and bicycle, le premier court-métrage de Ridley qui jouera plus tard dans One of the missing, le premier court-métrage de Tony. Ils crée ensemble RSA (Ridley Scott Associates) en 1968, une société de production de films publicitaires, puis Scott Free Productions en 1995, une société de production loin de se limiter à leurs seules réalisations puisqu’on peut y trouver L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford d’Andrew Dominik, Stoker de Park Chan-wook ou Le Territoire des Loups de Joe Carnahan. Les deux hommes parviennent à se faire un nom très tôt dans leurs carrières respectives, Ridley avec ses deux édifices de la science-fiction que sont Alien (1979) et Blade Runner (1982), Tony est remarqué – en dépit de l’échec commercial du film – dès son premier long-métrage, Les Prédateurs (1983) pour son esthétique ultra léchée, avant d’exploser trois ans plus tard avec ce qui restera comme son plus gros succès, Top Gun (1986), starifiant au passage le jeune Tom Cruise, qui, pour l’anecdote, était l’année précédente à l’affiche de Legend, d’un certain Ridley Scott…
« On a souvent opposé les cinémas de Tony et Ridley Scott. » nous rappelle-t-on en première ligne du prologue. Ridley, « cinéaste démiurge, créateur d’univers », d’un côté, quand de l’autre, Tony, probablement en raison du registre – dévalué – dans lequel il a le plus exercé, l’action, est pour faire bref, ramené au rang d’artisan, plus ou moins fréquentable. Cette idée répandue, Marc Moquin la remet en question dans la foulée en lançant une première piste, « Les apparences sont trompeuses. Tony et Ridley Scott se ressemblent bien plus qu’on ne le pense, leurs filmographies respectives se répondant entre elles ». Promesse immédiate d’un angle d’analyse à la fois neuf et étonnant, qui excite autant qu’il interpelle : Cette position insolite, inattendue est-elle tenable sur l’étendue d’un ouvrage ? Qui plus est en prenant en compte l’entièreté des deux filmographies des cinéastes (plus de 40 longs-métrages au total !) ? Réponses par l’affirmative à ces deux questions, l’auteur nous plonge dans l’étude de deux œuvres qu’il maîtrise sur le bout des doigts, avec une hauteur salutaire, refusant toute hiérarchie entre les films (quelle que soit leur valeur supposée), développant ainsi un propos aussi stimulant que passionnant. Construit en deux grandes parties – Une société corrompue / Passés, présents et futurs : des temps répétés – puis une conclusion, l’essai ne s’embarrasse d’aucune futilité, les détails biographiques par exemple sont disséminés au fil des pages, seulement en cas de nécessité, afin de privilégier l’analyse de fond et éviter toute digression à même de détourner l’attention.
« Et si le cinéma des frères Scott n’était qu’une longue série de répercussions, interrogeant l’humain et ses tentatives de s’extraire du système ou du lutter contre lui ? »
On retrouve chez les deux hommes un goût partagé pour les univers viciés, corrompus, où l’individu est seul face à un système puissant, subi chez Ridley, combattu chez Tony. L’aîné aime à se replonger dans l’Histoire à travers ses fresques, scrutant ainsi les fondements de l’Amérique (1492 : Christophe Colomb), les décombres d’une Europe en déliquescence (Gladiator) voire les deux d’un même geste (Kingdom of Heaven), tout en extrapolant dans le futur (Alien/Blade Runner) les conséquences possibles d’un présent qu’il questionne au détour d’œuvres telles que La Chute du Faucon Noir ou American Gangster. L’horizon du cadet, se situe essentiellement dans le monde contemporain avec une approche frontale, la notion de corruption par exemple est, chez lui, des plus explicites, qu’il s’agisse du Mexique, investi à deux reprises pour Revenge puis Man on Fire, ou des États-Unis via l’univers du sport avec Le Dernier Samaritain ou les arcanes du pouvoir avec Ennemi d’état. Derrière ses contours, peut-être plus « terre-à-terre », moins raffinés, le cinéma de Tony Scott n’esquive pas pour autant les problématiques de son époque et par extension de sa terre d’adoption, l’Amérique. Si l’on s’attarde sur le dernier exemple cité, Ennemi d’état, réalisé à la fin des années 90, le film se révèle, au-delà du thriller efficace, visionnaire quand aux lois sécuritaires qui se répandront ultérieurement dans l’après 11 septembre. Son personnage principal, l’avocat Robert Dean Clayton (Will Smith), présenté dans un premier temps comme dépourvu de conscience politique, va découvrir malgré lui la nécessité de se battre pour des valeurs de liberté qu’il croyait acquises dans une société moderne et puissante. Quelques années plus tard, Tony Scott réalise Déjà Vu, également un thriller, se targuant cette fois d’un argument officiellement « futuriste » et parfaitement improbable : le FBI bénéficie d’une nouvelle technologie permettant de « revisiter » le passé proche à l’aide d’une multitude d’écrans. Le cinéaste pousse plus loin l’idée de dérives sécuritaires d’un monde sous surveillance tout en mettant en scène un fantasme inavouable et inconscient d’une Amérique traumatisée : la possibilité d’éviter les catastrophes, qu’elles soient naturelles (le film a été tourné à la Nouvelle-Orléans peu après l’ouragan Katrina) ou le fruit d’attentats terroristes. Marc Moquin souligne à raison une hyperconscience du temps chez Tony – palpable dès Les Prédateurs avec son couple de vampires millénaire et centenaire – quand à l’inverse il est subi passivement ou inconsciemment chez Ridley, comme en atteste par exemple l’impossibilité pour le réplicant Roy (Rutger Hauer) dans Blade Runner d’augmenter sa durée de vie, condamné à attendre sa mort impuissant.
Univers connectés ?
Les différences de traitement, plutôt que de créer un fossé entre les œuvres, laissent apparaître ponts et fusions possibles entre les films au détour de thématiques communes. L’idée d’un monde sous surveillance généralisée, évoquée pour Ennemi d’état et Déjà Vu, est aussi en vigueur pour Spy Game et Mensonges d’état, l’auteur actant d’ailleurs comme point de départ à sa réflexion, la nature complémentaire du film de Ridley Scott. Parfois également, les films se répondent de manière plus immédiate, comme lorsqu’en 2001, à quelques semaines d’intervalle sortent aux États-Unis, Spy Game et La chute du faucon noir. Deux œuvres très critiques quant à l’interventionnisme américain et situées au début des années 90, la première naviguant entre passé et présent en revisitant plusieurs étapes clé de la géopolitique américaine, quand la seconde, le récit d’une sérieuse déroute militaire, aborde une période s’étendant sur à peine deux jours. À noter, l’audacieux rapprochement effectué entre deux films sortis respectivement en 1995 et 1997, USS Alabama et À armes égales, deux films de qualité bien différente, traitant de l’insertion d’un nouvel élément représentatif d’une population discriminée dans un environnement militaire, un jeune homme noir et progressiste confronté à un supérieur blanc à la mentalité rétrograde dans un cas, une femme isolée dans un milieu à très forte domination masculine dans l’autre. Au-delà de l’aspect thématique, certains ponts entre les deux œuvres sont plus factuels, comme la collaboration avec les mêmes acteurs, Tom Cruise, comme évoqué brièvement plus haut, mais aussi Denzel Washington, qui a collaboré à cinq reprises avec Tony Scott en faisant une excursion chez son frère aîné entre Déjà Vu et L’Attaque du Métro 123 pour aller tourner American Gangster. Les deux hommes se partagent également leurs compositeurs fétiches : Hans Zimmer est à l’œuvre aussi bien sur Black rain, Gladiator et Hannibal que sur Jours de tonnerre, True Romance et USS Alabama. Harry Gregson-Williams, compositeur attitré de Tony Scott à partir d’Ennemi d’état, est en charge de la bande-originale de Kingdom of Heaven.
Le moderne selon le classique ?
Les nombreuses similitudes dans le parcours des deux frères, occasionnent dans leurs travaux, des paradoxes similaires, bien que ceux-ci s’expriment différemment chez l’un et l’autre. Tous deux sont très influencés par la peinture – les œuvres évoquées dans le livre sont disponible sur le site de Playlist Society (1) – et des formes dites classiques, ils n’hésitent pourtant pas à les confronter à des effets supposément plus « impurs », effectuer des expérimentations, accouchant en définitive de formes qui leur sont propres. Par exemple, quand Ridley s’attaque au péplum avec Gladiator, genre classique par excellence, il y incorpore des effets visuels anachroniques tels ces mouvements saccadés filmés au ralenti, qui deviendront une norme dans les tentatives de péplum qui suivront la sienne comme Troie ou 300. De même, lorsque plus tard, il reprend au pied levé la réalisation de La chute du faucon noir, il opte pour une approche héritée du reportage, tournant simultanément à plusieurs caméras, multipliant frénétiquement les images et prises de vues pour une immersion maximale dans le chaos du conflit dépeint. Sa mise en scène renouvelle l’imagerie du film de guerre au point d’influencer au-delà du seul 7ème art et ainsi inspirer ouvertement des jeux vidéos célèbres comme Call of Duty.
Durant la dernière partie de sa carrière, Tony Scott emprunte un virage expérimental radical – fascinant ou insupportable selon les sensibilités – qui atteindra son paroxysme avec le diptyque Man on Fire / Domino. Au sujet de ces films, Marc Moquin se réfère judicieusement à Pierre Berthomieu et son colossal ouvrage Hollywood : Le temps des mutants : « Man on Fire et Domino cherchent à exprimer des états, des contenus instables, des intermittences de sentiments : une instantanéité sensorielle plus qu’intellectuelle, qui se pose contre le cisèlement classique dans lequel le thème visuel s’accomplit dans une expression temporelle stable ». Dans Man on Fire – considéré par l’auteur de ces lignes comme le meilleur film du cinéaste – on distingue un pot-pourri d’influences esthétiques, allant de la peinture italienne du XVIème siècle – voir certains tableaux de Guido Reni disponibles sur le lien (1) – aux travaux du plasticien Robert Rautschberg, lesquels sont mis au service d’une recherche visuelle aussi frénétique qu’ébouriffante à base de mélanges de formats, surimpressions, jeux sur les focales, surdécoupage au montage… De la sensation pure naît progressivement l’émotion brute, avec l’intuition de voir là l’avènement d’une forme, qui n’aura eu de cesse d’être pensée et repensée tout au long de sa carrière. Autorisons-nous une petite parenthèse, car il n’est pas inintéressant de constater, que parallèlement à la sortie en salles de Man on Fire, Tony Scott a travaillé sur une version director’s cut de l’un de ses grands films oubliés, Revenge, réalisé quinze ans plus tôt, soit après Top Gun et Le Flic de Beverly Hills II. Insatisfait de la version exploitée en salles, sur laquelle on lui aurait imposé des rajouts de dialogues inutilement explicatifs, l’allègement de certaines séquences violentes ou à caractère sexuel, le cinéaste supprime le superflu tout en réinjectant les passages « censurés » et demande à Harry Gregson-Williams de reprendre la bande-originale pour accoucher d’un film plus court de vingt minutes. Œuvre intimiste tournant ouvertement le dos à ses commandes pour Jerry Bruckheimer et Don Simpson, cela dès son introduction – on découvre Jay Cohran (Kevin Costner) un pilote de la Navy lors de son dernier vol – qui se pose en antithèse de Top Gun. Dans cette nouvelle version, ce traditionnel récit de vengeance se démarque autant par son ambiance étouffante et son traitement sec de la violence, que par la surprenante faculté du cinéaste à capter sentiments amoureux et tension sexuelle. À bien des égards, Revenge contient les prémisses de True Romance et Man on Fire mais son échec cuisant au box-office condamnera le réalisateur à une nouvelle commande (couronnée de succès), Jours de tonnerre.
Conclusion
Les cinémas de Tony et Ridley Scott, diffèrent cependant sur un point précis. Si les motivations de leurs personnages embrassent un même but à savoir « rentrer chez eux et retrouver leur état d’innocence originelle », à l’espoir palpable d’un côté, s’oppose une tonalité beaucoup plus pessimisme de l’autre. Le cinéma de Tony Scott est emprunt d’une sorte d’optimisme lucide, en effet, les happy end sur lesquels se concluent nombre de ses films ne sont que partiels, le personnage est sauvé mais les maux de l’univers dans lequel il évolue n’ont pas disparus. Ridley Scott est de son côté catégorique, l’espoir est « un leurre, une anomalie », chez lui « la fuite n’est pas un exil vers un paradis mais une forme de défaite face au système ». Ce désespoir s’est accentué à l’orée des années 2010. On peut constater le décalage entre le premier Alien et ses deux préquelles Prometheus / Alien : Covenant, lesquelles révèlent une profonde misanthropie se traduisant par un manque délibéré d’empathie pour ses protagonistes. Le point de non retour sera atteint avec le mésestimé Cartel (dont le tournage fut marqué par le décès brutal de Tony), tragédie violente et torturée où le réalisateur épouse le nihilisme effrayant de son scénario – signé Cormac McCarthy – pour dépeindre l’effondrement d’un monde auquel il semble ne plus vouloir appartenir. À ce titre, son dernier film en date, Tout l’argent du monde, de par la fascination que le réalisateur nourri pour la figure du milliardaire J. Paul Getty, prend l’allure troublante d’une œuvre prématurément testamentaire.
D’une densité folle tout en étant paradoxalement relativement court (moins de 160 pages), Tony et Ridley Scott, Frères d’Armes relie avec méticulosité et pertinence deux œuvres jusqu’alors perçues comme parfaitement dissemblables. Marc Moquin parvient à renouveler le champ des grilles de lectures au sujet de deux cinéastes pourtant maintes fois évoqués, tout en rappelant subtilement à quel point leurs parcours dans le paysage cinématographique sont atypiques et implicitement à quel point leurs apports et influences dans le cinéma contemporain sont importants.
(1) : https://www.playlistsociety.fr/scott/
160 pages
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