Marina Stepnova – « Les femmes de Lazare »

 

La Russie, entre femmes seules
sur Les Femmes de Lazare de Marina Stepnova (éd. Les Escales)
Né avec le siècle et surgi de nulle part, le mathématicien Lazare Lindt est le centre autour duquel gravitent des figures féminines qui racontent la Russie du 20e siècle. Les Femmes de Lazare est l’histoire d’un pays à travers la vie quotidienne de femmes aussi différentes que les époques qu’elles incarnent.
Marina Stepnova, écrivain moscovite, publie pour la première fois en France. Traduit par Bernard Kreise aux éditions Les Escales (qui en cette saison publient aussi Jami Attenberg), Les Femmes de Lazare est son deuxième roman, une œuvre qui avait reçu le très prestigieux Big Book Prize en 2012.
Orphelin, pouilleux, sous-alimenté et surtout sans passé, Lazare Lindt entre de manière précipitée dans l’histoire de la science grâce au professeur Tchaldonov et sa femme Maroussia, qui l’accueillent comme si Dieu l’avait incarné juste sur le seuil de la seconde université de Moscou, par un matin de novembre 1918. Le jeune homme se révèle être un autodidacte surdoué, qui couve très rapidement un amour secret et indéfectible pour sa protectrice qui, elle, le considère uniquement comme que le fils qu’elle avait toujours rêvé d’avoir. Devenu un enjeu du pouvoir soviétique pour ses connaissances en physique et son travail de fabrication de la bombe atomique, il obtiendra tous les privilèges des plus puissants apparatchiks. Suivant son maître et sa femme jusqu’à la ville de N-sk, il décide de s’y installer, refusant toute offre de retour à la capitale après la fin de la Seconde guerre mondiale. Il rencontre la très belle et très jeune Galina Petrovna, qui deviendra sa femme dans des conditions dramatiques. Mais c’est Lidotchka, sa petite fille opheline, qui mène le récit du début jusqu’à la fin.
Lazare n’a pas de passé, à part quelques bribes d’une langue yiddish oubliée. Mais Maroussia, Galina et Lidotchka lui font traverser le 20e siècle, de la création de l’Union Soviétique à la Pérestroïka. Les Femmes de Lazare peut se lire comme un mélodrame au sein l’élite russe. Ces femmes, issues des classes aisées, constituent une saga familiale qui n’est pas sans rappeler les personnages de Berberova et surtout d’Aksionov (l’écrivain). Autour de Lazare Lindt, prodige des mathématiques, il y a la vie de ceux qui l’ont entouré. Ces femmes tissent l’Histoire, la grande, dans la discrétion, à l’ombre et à l’écart des maris, des enfants, des aïeux. L’histoire n’est pas seulement celles des hauts faits en politique stratégique, elle s’écrit aussi au quotidien.
De la guerre civile à la Pérestroïka, des temps les plus difficiles de la crise économique à la dislocation de l’Empire soviétique, Marina Stepnova déploie un récit enivrant de sensibilité et humour. Parce qu’en fin de compte, Lazare Lindt est à peine un  témoin distrait du 20e siècle, ce siècle qu’il façonne par ses recherches et par sa puissance. D’ailleurs, il ne serait presque qu’un prétexte pour comprendre les vies de quelques individus de sexe féminin qui, sans aucune gloire ni renom, incarnent depuis les marges une autre vision de l’histoire du pays. Allégories de leur époque, chacune de ces femmes porte en elle les traits et les symptômes des bouleversements de son temps.
Au loin, bien loin, se tient le pouvoir central et se déroulent les événements les plus remarquables du siècle. En s’intéressant aux élites de province, Stepnova parle de la science, de l’éducation et de la danse classique russe ; on y aborde le thème tabou de l’homosexualité, des superstitions, du retour de la religion et de toutes ces nouvelles donnes socio-culturelles. Du pragmatisme de la génération qui a survécu aux deux guerres et qui a vu la Russie basculer vers un régime totalitaire, on passe au conformisme et l’hypocrisie de la bureaucratie de la période stalinienne. Le fléau du matérialisme, vécu comme un trait tragique de certaines citoyennes russes, peut malgré tout, dans ce livre si optimiste que la beauté devient contagieuse, aboutir à l’idéalisme et à la quête du bonheur d’une génération qui devrait rédimer ses ancêtres des excès du stalinisme.
Oui, c’est vrai, ces femmes subissent l’Histoire. Elles ne la font pas. Pourtant, sans ces Femmes de Lazare, Lazare lui-même, éminent scientifique reconnu et respecté, ni aucun autre personnage, n’aurait pu mener les rênes de cet immense pays. Est-ce une vision féministe de l’Histoire ? En tout cas, chez Marina Stepnova, le 20e siècle se raconte au féminin.

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