Mathias Enard – « Rue des voleurs »

Avoir 20 ans à Tanger en 2012 –

Le nouveau livre de Mathias Enard puise sa sève dans les tiraillements présents du monde méditerranéen. Ce faisant, il met un pied dans l’actualité brûlante tout en réaffirmant un indéniable talent de romancier. Plus exactement, l’auteur évoque en détails les contradictions économiques, politiques et religieuses de ce contexte pour dresser le portrait d’une génération désillusionnée. Son personnage principal, Lakhdar, jeune Tangérois d’une vingtaine d’années, incarne en effet un manque de perspectives à tous points de vue : « l’Espagne qui s’enfonçait dans la crise, l’Europe qui se détruisait sous nos yeux et le Monde arabe qui ne sortait pas de ses contradictions ».Outre la description d’un marché de l’emploi désastreux, Mathias Enard aborde évidemment la perte des repères et surtout la question de la religion à travers ce portrait d’un jeune musulman qui ne se conçoit pas sans sa foi, mais n’est pas dupe non plus de la récupération qu’il nomme « l’Islam politique » notamment grâce au soutien du « fric de l’Arabie ». L’auteur taille résolument dans le vif au sujet des dites révolutions du printemps arabe dont il dénonce les tendances régressives. Pour cela, il montre l’étau qui enserre les jeunes générations, ne pouvant plus décemment rêver d’un ailleurs ni maintenir sur place à eux seuls un Islam modéré : « dehors tout semble n’être qu’obscurité » / « on devient l’équivalent humain du pigeon ou de la mouette ». Ainsi, Lakhdar s’engouffre dans une fuite en avant qui n’exclut pas le mal du pays, c’est dire si le propos est sans consensus.

C’est dans ce décor profondément sombre que l’épopée de Lakhdar progresse, mais Mathias Enard parvient constamment à y glisser quelques éclats de lumière qui tendent à montrer que l’homme peut survivre quelles que soient les contraintes d’une époque : la lecture, la poésie, le vin (même si c’est un péché pour son personnage), l’amour, le rêve. Son écriture à la fois accessible, lumineuse et ornée, découverte par le grand public dans « Zone », puis le très beau « Parlez-leur de batailles, de rois, d’éléphants », prend tout son sens dans ce nouveau sujet, faisant de Lakhdar une sorte d’anti-héros romantique. Au travers des considérations existentielles, concrètes ou même sensuelles, Mathias Enard dénonce l’individualisme et la noirceur de notre époque sans conclusions hâtives. Sous sa plume, l’humain vibre et l’espoir passe aussi par la dédramatisation : « Essayez d’avoir l’air marrant et séduisant en arabe littéraire, c’est pas du tout cuit, je vous assure ; on croit toujours que vous êtes sur le point d’annoncer une nouvelle catastrophe en Palestine ou de commenter un verset du Coran. » Un roman intelligent et sensible.

Paru aux Editions Actes Sud, « Rue des voleurs » fait partie de la sélection du Prix Goncourt 2012.

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