Dans un million d’années.
L’humanité a depuis longtemps quitté une Terre inhabitable. Réfugiée au sein d’une gigantesque station spatiale en orbite autour de notre bonne vieille planète, sa survie est entièrement régulée par la Tianzhu Entreprises, gérant les flux de révoltes à coups de promotions subtiles et de nouveaux smartphones. Scott, notre héros, travaille pour eux et explore les stations dysfonctionnelles du système.
Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, d’autant que les scientifiques semblent toucher enfin à leur but : la création d’une nouvelle humanité ex nihilo, l’Homo Stellaris, prête à être implantée sur Titan, la planète la plus habitable du coin. Sauf que les survivants, déjà passablement agacés par les animoïdes (sorte d’hybrides humains-animaux) de la station, n’entendent pas exactement être les dindons de la farce, et doucement, sûrement, la révolte commence à gronder.
- Dystopie
Passons sur le scénario, finalement assez convenu et déjà-vu/lu (la révolte contre un système totalitaire spatial, et le péché d’hybris de l’humain), doublé d’un discours assez classique contre la consommation de masse et la surveillance des réseaux.
Tout cela, la littérature, du 1984 d’Orwell au Ubik de K. Dick par exemple au sommet, le fait très bien, voire parfois mieux, évitant les écueils de moments trop didactiques (acheter, c’est mal, consommer, c’est triste) de l’ouvrage. Et si on ne peut qu’applaudir la belle cohésion de l’univers, suffisamment proche et suffisamment exotique (la terraformation), et son inscription dans le genre, il ne suffirait à lui seul qu’à faire, au mieux, une « très bonne » BD SF.
- Beau
Non, l’incroyable bouleversement de l’oeuvre, c’est sa capacité à être avant tout et surtout une oeuvre graphique incroyable, avec un dessin tout à la fois classique et foisonnant (ces perspectives de cases et ces vides spatiaux, mon dieu) portant au plus au haut la capacité du média : en variant les tailles de cases, du micro au macro (les splashpages facon comics) en passant par quelques déconstructions, en jouant des chocs esthétiques et des tournés de pages (le jeu de cause-conséquences entre la case d’en bas à droite et la première de la page suivante), etc.
Mais là où elle touche au sublime, c’est dans son travail de la couleur, en exploitant une palette finalement assez restreinte -du vert, du bleu, du beige-, qu’il fait recouvrir chaque case (un peu à la manière du conceptuel Doctors de Dash Shaw déjà chroniqué), et qui crée immédiatement, par retour perceptif, la sensation de la scène. Et que dire alors, quand l’oeil saturé de couleurs et de sentiment, l’un des personnages passe un sas et se retrouve dans l’espace ? C’est alors le noir absolu, imperturbable (voir la sulblime couverture), où chaque couleur, quittant ses variations tristounes, vient éclater dans un opéra visuel. Blanc électrique des moteurs, bleu hypnotique de la Terre, rouge du soleil. Et la solitude, enfin, après le foisonnement des détails de la station.
C’est dans ces chocs esthétiques (couleurs fades VS. arc-en-ciel, détails VS. vide absolu, petites cases VS. Double page) que l’oeuvre prend son véritable envol, et où l’on sent la jouissance de Bablet à expérimenter, digérer (Shangri la doit autant à 2001, THX ou Soleil Vert qu’à l’univers japonais des manga), ciseler, perfectionner jusqu’à la noblesse ce magnifique space opera.
C’est l’œuvre d’un grand, ou futur grand (29 ans seulement au compteur), perfectionniste, obnubilé du détail et de l’élégance.
« Je suis bien, ici », murmure dans l’une des sublimes splash-page l’un des personnages perdu dans le noir absolu de l’espace.
Ca dure 222 pages, c’est tenu du début à la fin, tendu narrativement dans une tension oppressante et jouissive, avec (et chacun des mots sont ici pesés) pas une seule planche en deça des autres. C’est foisonnant, stimulant, opératique et beau à en crever. Ca dure 222 pages, et c’est un quasi chef-d’oeuvre.
Editions Ankama, Label 619. Sortie le 2 Septembre 2016, 222 pages, 19.90 euros.
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