Si le titre est évocateur de la sororité, il sonne aussi comme la mélodie d’un chagrin puissant, charrié depuis les arcanes de l’enfance. Soror raconte les adolescences fragiles, légères, éclatantes, mais traversées par une violence innommable qui sourd et se fraye un chemin jusqu’à se faire jour au mépris des dénis conventionnels.

Le récit se donne comme une énigme à déchiffrer, avec sa temporalité non-linéaire, sa construction en forme de puzzle et ses changements de focale, où différents personnages prennent en charge la narration. Ils ont pour point commun d’avoir fréquenté l’école d’Aulnoye, vaste domaine entouré d’une forêt, allégorie de bien des drames et secrets qui se jouent dans l’enceinte d’une forteresse retirée.

 

« Car il est bien des prodiges dont Aulnoye est capable. L’espace peut, par exemple, s’y disloquer. Ou plutôt se voiler. À la manière d’un rêve. Calque sur calque[1]. »

L’histoire de Nicola et de Tristan, sœur et frère, commence là, à Aulnoye, au milieu de celle de jeunes gens de bonne famille qui étudient, apprennent l’art, la musique et la gymnastique. Une éducation parfaite, un cadre de vie parfait… Et pourtant, les contours de cet établissement peinent à se dessiner avec netteté, comme si Aulnoye était constamment avalé dans un sfumato qui voudrait dissimuler une partie du tableau.

Non loin de là, dans la « villa Magnolia », où habitent Nicola et Tristan, se joue une autre partition, avec ses accords rompus, ses bifurcations brusques et ses points d’arrêt : comment est morte la mère de Nicola, cette mystérieuse actrice à l’allure de femme fatale ? Nicola raconte-t-elle la vérité sur sa vie ? Tandis que les pas des patients du père de Nicola, psychanalyste de son état, foulent le gravier de l’allée pour atteindre le cabinet niché dans une partie retirée de la villa, les secrets de Nicola se tissent sur fond d’amitié fusionnelle, de confidences, de dissimulations et de récits alternatifs. Roman du double, du miroir et de la gémellité, Soror interroge le statut de la vérité et de l’illusion, les histoires que l’on se raconte pour mieux masquer l’horreur et se protéger de l’accablement.

 

« Mon nom est Légion, car nous sommes nombreux »

Construite en diptyque, l’histoire de Nicola rejoint celle de Légion, avec la musique pour fil directeur. Légion est une superbe musicienne qui joue sur les scènes de France, et Nicola porte son nom tatoué sur le bras. De Nicola à Légion, il n’y a qu’un pas : des ponts avec le passé se créent pour faire émerger une autre scène, la « scène underground » du récit, où les traumas enfouis surgissent en contrepoint à un présent voilé.

La musique n’est pas seulement un principe d’écriture, elle est aussi un principe révélateur et libérateur, mais encore un des thèmes principaux du roman. Soror restitue l’ambiance libertaire punk des années 1970-80, où la musique porte la voix des personnages et accompagne les trajets de Légion à travers la France et l’Europe. Dépaysement qui trace, somme toute, une trajectoire vers la lucidité et l’apaisement, consolidée par les solidarités féminines. Dans Soror, les amitiés se muent en armure et donnent la force de faire front.

Car le viol, saccage de l’enfance, est le point aveugle autour duquel Soror ne cesse de tourner, et auquel il revient incessamment, jusqu’à enfin pouvoir le nommer. Composé selon le point de vue parcellaire des adolescents, le récit avance par réminiscences et flashes, se fait fragmentaire et brisé, procède par secousses et reprises. La narration assume sa rythmique cassée, comme pour signifier la périlleuse construction des identités. En refoulant l’innommable, les enfants grandissent « normalement », mais avec une brûlure persistante qui les expose constamment à la destruction et la folie. Elle les soumet à la répétition du mal et à la violence, couvés dans le puissant silence des adultes, prodige de complaisance et d’aveuglement. Terrible écho à notre actualité, qui appelle à se relever.

Mathilde Janin, Soror, Paris, Actes Sud, mars 2021, 20 euros.

[1]Soror, ch. II, « Histoire de Nicola », p. 39.

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