Matt Kindt – « Mind MGMT – Rapport d’opérations 1/3 »

Mind MGMT. Vous n’avez sans doute jamais entendu parler de ces quelques mots, et pourtant : fondée au début de la Grande Guerre, cet organisme secret a pour but de sélectionner, former et lancer sur le terrain des agents aux pouvoirs psychiques particuliers (mentalisme, prédiction du futur, dessinateurs aux sens cachés, faux journalistes instillant des messages secrets dans les Une de presse,…) dans le but de maintenir la paix mondiale ou de déstabiliser au besoin des régimes ou grands sommets.
C’est sur ces barbouzes psychiques que va bientôt tomber la jeune Meru Marlow, journaliste et écrivaine qui démarre son aventure par l’enquête sur le tragique vol 815, où tout un avion a vu ses passagers atterrir amnésiques. Tous, sauf un : Henry Lyme, dont elle cherche désespérément la trace.

Une trace qu’elle regrettera vite de suivre, tant les coups vont se mettre à pleuvoir, les agents doubles se révéler, les manipulations s’enchaîner, les lieux secrets se dévoiler, et les certitudes vaciller : et si on cherchait à manipuler le Mind MGMT ? Et si Meru Marlow était tout à la fois victime et clef de tout cela ?

Manipulation mentale, pouvoir psychique (coucou X-Men), avions mystérieux (Lost), cité mythique et cachée (la maison du professeur Xavier, encore, ou la Batcave), déserts inquiétants ou moines millénaires, villages mexicains ou delta asiatiques, villes hantées par la manipulation marketing (Invasion Los Angeles de Carpenter) quand les personnages ne sont carrément pas par leurs patronymes de discrets hommages (Henry Lyme rappelant le Harry Lyme du Troisième Homme) : on sent vite à quel point l’architecture ciselée de de Mind MGMT du petit génie Matt Kindt (Divinity, Dept H, Du Sang sur les mains, déjà chez Monsieur Toussaint Louverture, ou encore des collaborations comme Sweet Tooth avec Jeff Lemire) nourrit sa narration au biberon des plus grands tropes et thèmes du genre comics et d’ailleurs.

Thriller psychologique aux ramifications étourdissantes et tout juste traduit, donc, par Thomas de Chateaubourg chez les impeccables Monsieur Toussaint Louverture, encore nimbés encore du succès incroyable de Moi ce que j’aime c’est les monstres, ce premier tome sur trois (12 fascicules du run chaque), s’il souffre un peu a priori de la grandiloquence de la communication mise en place (« unique en son genre ») se révèle surtout, au-delà de ses quelques défauts (graphiques ou narratifs, l’ouvrage restant, au fond et pour le moment du moins, dans une relecture majeure mais calibrée des tropes évoqués), un magnifique objet ludique, qui au-delà de la richesse de son divertissement, déjà optionné par Ridley Scott, interroge avec force aussi bien le média en lui-même que la notion même de vérité et de narration, officielle, officieuse, infra, méta, vers l’infini et au-delà.

  • Notre (?) Histoire ?

C’est que, dans la forme comme dans le fond, en puisant ses racines dans une paranoïa toute américaine qui voit dans la défiance de tout pouvoir le moteur tout entier d’une nation, le livre de Matt Kindt plonge de plain-pied dans le complot de la communication, en particulier à l’œuvre depuis le célèbre photogramme du film d’Abraham Zapruder où la tête de Kennedy explose vers l’arrière et dont les ramifications nourriront tout aussi bien la méfiance que tout un pan de la création notamment filmique (comme l’a démontré avec brio l’ouvrage de Jean-Baptiste Thoret, « 26 secondes, l’Amérique éclaboussée »).

Pas étonnant alors que, consultant, les archives du Mind MGMT, c’est une des premières images que l’un des protagonistes parvient à décrypter : à travers elle, c’est tout le totem de cette interrogation du vrai et du faux, de ce qui nous est révélé comme de ce qui nous est imposé, qui se réactive.

L’Histoire tout entière du siècle récent défile par cases discrètes, toujours uchronique (vraiment ?) : la guerre en Irak, les sommets mondiaux, la mise à feu du dirigeable Hindenburg, l’assassinat de Francois-Ferdinand à Sarajevo, etc.

  • Eloge ou critique : le monde de l’information, à l’heure du fake.

Mind Mgmt apparait alors comme un ouvrage d’autant plus d’actualité, quand on sait que la bataille du XXIe siècle, qui se joue déjà sous nos yeux à l’heure trumpienne (et russe), sera celle de l’information et de la vérité.

Le Nouvel Ordre mondial n’est jamais loin, maintenant que les méchants communistes ont disparu, et les agents, maléfiques et surpuissants, n’y sont plus des mutants avides de reconnaissance, mais des tisserands de l’ombre bien plus gris et dangereux : publicitaires aux messages cachés provoquant des réactions reptiliennes (gérées par la branche Mind Marketing), sœurs écrivaines d’ouvrages jeunesse provoquant des émeutes, analystes du futur, non pas comme une magie indescriptible, mais comme la somme calculée de l’ensemble des probabilités et des actions de l’environnement (la programmation, les IA), mentalistes manipulant les grandes rencontres mondiales, journalistes diffusant des informations faussement lapidaires mais cachant des messages codés pour agents, ou détournant les catastrophes réelles à coups d’articles distordus…

On voit bien toutefois comment, par un tel ouvrage, une telle défiance peut mener à un glissement éthique dangereux, qui verrait finalement sous couvert de fiction approuver une telle méfiance (vous avez raison, on nous ment, on nous manipule, la vérité est ailleurs, Mulder et Scully).

  • Du lecteur comme acteur.

L’intelligence de Kindt est alors de faire, sous couvert d’une narration assez classique, de l’expérience même de lecture l’exploration d’un objet tout à la fois paranoïaque et ludique : d’allers retours temporels en sauts géographiques, certaines cases s’y répondent et relisent à des centaines de pages d’écarts, certains personnages se voient introduits sans raison au moyen de « dossiers » qui s’expliciteront plusieurs tomes plus tard, ou au contraire permettront de relire leur présence dans une nouvelle lecture d’une scène traumatique ou fondatrice.

Les marges de l’ouvrage elles-mêmes s’y mettent, contant aussi bien les éléments clefs d’une formation au Mind MGMT que des documents classifiés, parfois raturés ou corrigés au stylo bille, quand ce n’est pas l’ouvrage tout entier qui s’imagine, tiens tiens, comme un autre dossier du Mind MGMT en répétant sur chaque page : « Toute information essentielle doit être consignée à l’intérieur de cette zone ») ou en s’intitulant dans la collection avec malice « Rapport d’opérations 1/3 ».

En résulte, au seuil du grand saut suspendu que représente la conclusion de ce premier tome, un sentiment de perte, l’impression d’une machinerie diabolique dont se tissent page à page la complexité et les fils, jouant de notre crédulité de lecteur (ce qu’on nous raconte est forcément « vrai ») pour mieux la détourner ensuite, nous obligeant au contraire à sans cesse interroger ce qu’on y lit, développant, au fil des pages, non un sentiment critique, mais un regard et un doute nécessaire.

Ce vagabondage critique devient progressivement le moteur narratif, et on ressort de cette introduction géante d’une rigueur littéraire impressionnante (c’est d’ailleurs son unique défaut : le littéraire y prend le pas sur le graphique, somme toute assez banal voire moche par instants) fourbu mais actif, l’œil aux aguets et le cerveau empli de doutes.

Qui est vraiment Meru Marlow ? Dans quel camp se situe Henri Lyme ? Quel est le rôle de notre regard dans cet enchevêtrement ? Et si Mind MGMT (l’ouvrage autant que l’organisation) n’était qu’un arbre cachant une forêt, une autre manipulation plus vaste ? Qui sommes-nous au sein de cette bataille ?

Vertige et délire d’un monde où tout fait sens mais rien ne se relie, fermez les yeux, on s’occupe du réél pour vous. A suivre.

Editions Monsieur Toussaint Louverture, 352 pages, 24.50 euros. En librairie.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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