« Niveau supérieur » : on s’interrogeait, dans notre critique du tome d’ouverture (à retrouver ici), sur la capacité de Matt Kindt à renouveler son intrigue, ou du moins maintenir un niveau de tension similaire à l’explosion paranoïaque de son premier mouvement, variation complètement paranoïaque autour de notre monde de communication, qui suscitait envie et questionnements.
Ne jouons pas le suspens, nos nerfs seront suffisamment mis à rude épreuve : durant chacune des 344 pages de ce second tome « Mind Mgmt 2/3 », tout juste paru chez les gouleyants Monsieur Toussaint Louverture, il fait mieux, excédant toutes nos attentes dès son incipit choral et magistral sous forme de desperate housewive assassines et de massacre en banlieue white.
Bien sûr, Henry Lime sera de la partie, Duncan Jones aussi, sans compter des sideckicks ou antagonistes on ne peut plus truculents, de la désormais centrale Effaceur (qui rêve de reformer le Mind MGMT) aux Immortels, en passant par une jeune fille qui communique avec les animaux, une magicienne, une troupe de cirque itinérante aux pouvoirs hors norme, des agents dormants russes. On voyagera, comme dans toute bonne série, de l’Amérique profonde à Berlin en passant par Hawaï, l’Asie, l’Amérique du Sud. Meru sera bien sûr de la partie, tentant toujours aussi bien de fuir son destin que son pouvoir en compagnie de Bill, essaimant les lieux secrets du passé de l’organisation.
Stop, reprenez votre souffle, vous en aurez besoin.
- Dreams are my reality
« La duperie permise avec ce genre de divertissement n’en est pas réellement, car le public s’attend à être dupé et cherche à résoudre le mystère. » (marge, p. 272)
Tout en conservant les grandes thématiques initiales (paranoïa, manipulation, Vérité), et en perfusant les grands codes du thriller mental d’un imaginaire propre au comics (les freaks, qui renvoient irrémédiablement aux X-men, ou l’introduction des marcherêves, qui rappelle le plus grand comics du monde, Sandman) il les redéploie immédiatement en strates et corolles d’une finesse vertigineuse, dont les bordures, fictionnelles ou papier, se font plus poreuses.
La toile des personnages et du récit apparaissent, l’écran de projection prend le pas sur ce qu’il masque : page 251, Kindt s’amusera d’ailleurs du clin d’œil attendu en allongeant Meru dans la forme du célèbre tableau de Magritte et son épigraphe « Ceci n’est pas une pipe », devenu ici « Ceci est une pipe ». Le titre réel du tableau ? « La trahison des images ».
Ainsi le magnifique personnage de Philip K. Verve, avatar de K. Dick, grand fou des ir-réalités, à qui Kindt consacre un chapitre, et dont la femme bascule progressivement dans la folie et dans l’effacement jusque dans son dessin : regardant enfin un réel qu’il manipulait, elle se met à le voir non comme un personnage, mais comme une esquisse, un crayonné mal dégrossi.
Si le tome 1 incarnation la vibration autour de la Vérité, le tome 2 est définitivement celui du Réel et de son effondrement. Où se situe la réalité, la fiction ? Dans quel recoin invisible même au lecteur ?
La grande quête de Meru semble alors se dissoudre dans une obsession : la litanie des refuges mentaux, lieux interlopes et masqués aux quidams et qui permettaient aux agents aussi bien un endroit de repos qu’un lieu de méditation, qu’elle parcoure sans trop finir par savoir pourquoi. « Come in she said, I’ll give you, shelter from the storm”, chantait Dylan. Un refuge contre le reel et son délitement. La fiction, poison et cure ?
- La fiction comme pore, et le lecteur comme batisseur
Dans l’oeil humain, la partie périphérique du regard, la plus reptilienne de notre vision, est celle consacrée à repérer non avec précision mais un potentiel danger immédiat et réagir à une situation de détresse. Elle ne capte non des détails, mais des lignes et des mouvements.
Il faut alors se saisir de l’ouvrage et plonger dans sa lecture pour essayer de comprendre à quel point le véritable coup de force de Kindt est d’exploiter ce rapport animal au monde pour faire du lecteur non un observateur, mais un membre de ce combat, acteur à part entière d’un récit qui pourrait se renouveler à chaque lecture tant sa perception sera différente selon ce que l’on capte, ce que l’on oublie, ce que l’on laisse de côté.
Pas étonnant que le pouvoir de la magicienne soit d’exploiter la croyance pour appliquer un vernis à la réalité : à la manière de l’expérience des personnages, Matt Kindt continue et développe une torsion page à page de notre rapport à la narration, sautant le 4e mur, le défoncant. La périphérie et le centre : ainsi ses marges contredisent parfois complètement les relations visibles et les actions en cours, faisant douter même de leur véracité (« Thérapie, session 018 : le Sujet est de plus en plus délirant. Les scénarios imaginés sont classiques. Elle se prend pour un « super agent » », sur une page de Meru).
Un bouillonnement qui à la manière de Magritte, Meru, et tous les autres, plonge en plein délire méta quand, au cœur d’un chapitre, les dites marges se révèlent être le scénario du livre en train d’être lu, lui-même rédigé en écriture automatique par un des personnages…
Kaboom. Inception.
Alors bien sûr, comme pour le tome initial, ce prolongement est aussi celui de la dissolution et de la surcharge roborative : l’intrigue principale progresse, mais comme par à-coups, parasitée sans cesse par ses détours, les chapitrages étranges ou les fiches personnages, les intrigues secondaires ou les grandes virées vers le passé, et elle constitue finalement la cheville la plus faible de l’ouvrage, son macguffin personnel, et on doit convenir de s’en ficher un peu de ce qui adviendra finalement de cette grande manipulation mondiale.
Qu’importe, au fond : quel beau voyage, destructeur, dynamique. Et si, surtout, c’était justement ces virages, les pas de côté, qui constituaient définitivement le cœur du projet échevelé et centrifuge de Kindt ?
« Ce sont les sceptiques qui posent problème. Ceux qui refusent de croire. Qui cherchent le truc. Mais ils vont vite se rendre compte qu’il n’y a pas de truc. / Ce n’est pas une supercherie. C’est de l’illusion sous sa forme la plus pure. Une version évoluée d’un tour de diversion. L’envie de croire des uns me permet de faire basculer les autres./Et pour finir, tous voient ce que je désire. » (p.188, La magicienne)
On le quitte comme au rebord d’une grande toile de M.C. Escher, ne sachant plus très bien à quel degré de l’échelle nous nous situons, en tant que lecteur : est-ce que tout finit ou tout commence ? Est-on sorti de la Caverne ?
Réponse au niveau supérieur.
Editions Monsieur Toussaint Louverture, 352 pages, 24.50 euros. En librairie.
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