Matthias Picard – « Jean Jambe et le mystère des profondeurs »

Quel singulier objet que voilà ! Quel étrange, quel hors norme ouvrage, difficile à raconter, tant son intrigue tient en moins d’une ligne : dans des décors singuliers, Jean Jambe, drôle de personnage simplement représenté par quelques traits d’un lapin aux longues gambettes, suit un fil (celui de la narration ?). Il croisera des falaises gigantesques et ouatées, des piques inquiétants, des plantes silencieuses plantées dans des blocs translucides. Où va ce fil ? Où va jean jambe ?

C’est que le livre de Matthias Picard, « Jean jambe et le mystère des profondeurs », paru il y a peu aux éditions 2024 (qui continuent ici leur collection jeunesse 4048, mais il n’y a pas qu’eux qui vont voir double, vous verrez) vaut surtout pour son travail autour d’une technique particulière et qui renvoie immédiatement à l’enfance : l’anaglyphe. Ceprocédé (déjà exploité par Picard dans ses deux précédents ouvrages) bien connu consiste à dédoubler les images en rouge et bleu, et à porter des lunettes assorties, de telle sorte que l’œil gauche ne reçoit que l’image rouge et le droit la bleue et hop : volume et 3D.

  • Éblouissement technique et ode à la traversée

L’illusion est connue, mais elle touche ici au sublime. Contrairement à ses précédents albums, déjà impressionnants, où il travaillait au dessin, Matthias Picard utilise tout au long de l’ouvrage un travail autour des photographies macro de divers spécimens issus pour la plupart de la collection du muséum d’histoire naturelle d’Aix-en-Provence : calcite, quartz, zinnwaldite, corail, oursin ramassé par l’auteur, etc.

Et la virtuosité éclatante de Picard fait se dérouler chacun de ses univers en autant de dioramas microscopiques, qu’il ouvre sur parfois 4, 5 niveaux si ce n’est plus. Travail d’orfèvre sur la question du point de vue, il déploie un univers à la limite du psychédélique en jouant des échelles, de la profondeur, et des contrastes aussi bien au sein de l’image (jolie maitrise de la lumière), que dans les discussions entre le « réel » et le « dessin », quand il ajoute, tel un enfant farceur, trois traits et hop, une pierre devient fleur, ou hop, un sapin minuscule donne l’échelle du vertige d’une falaise… de quelques millimètres au plus.

Certaines planches, telle celle des chauves-souris, fascinent, d’autres inquiètent (légèrement), comme la forêt morte des oursins ou intriguent à la facon de la plongée métaphysique (est-ce un gros plan de cellule de peau ?) facon 2001 pour mieux ressortir dans un désert…peuplé de lapins blancs (follow the white rabbit, Alice).

Il s’amuse encore de l’anaglyphe quand on croit, lors d’une case désertique, avoir la berlue ou assister à une erreur d’impression. On ne parvient pas à focaliser, Jean jambe reste double. On retire les lunettes, et le trait était volontaire, témoignant, dans un même geste, de la perte du petit bonhomme et du lecteur.

  • Retour à l’émerveillement

Et la grande force de l’ouvrage, c’est de parvenir à transformer cet « outil » qu’est la 3D est véritable ode à l’émerveillement. La seconde paire n’est pas innocente : c’est un album fait pour être partagé, côte à côté, pour parcourir avec les yeux (rouge et bleu) d’enfants les matériaux, approcher bêtement la main de la feuille pour détecter si l’effet s’estompe, s’inquiéter de voir Jean Jambe disparaitre sous les aiguilles d’un oursin.

Puisque le fil narratif ne tient qu’à un fil (justement), il appelle à une redécouverte de cette sensation de gamin de regarder d’un œil neuf les choses minuscules et réenchanter le monde à échelle des matières, des volumes. C’est un geste quasi enfantin, au fond, que cet album : qui n’a jamais gribouillé une affiche ou une page pour y rajouter un petit personnage ou des moustaches ? Qui n’a jamais imaginé, avec ses petits bonhommes, qu’un monticule de terre devienne une montagne ?

Matthias Picard pousse l’échelle, mais c’est dans ce même geste joyeux qu’il déploie cet Heureux qui comme Jean jambe a fait un grand voyage, avant de se lover dans le creux d’une main maison.

Où va ce fil ? Vers le merveilleux du réel.

Hommage appuyé aux grands explorateurs ou aux récits épiques d’aventure (Jules Verne à qui on rend hommage dans une des dernières cases et qui, vous le verrez, fait un clin d’œil sur la fin du fil), ouvrage ludique autant qu’inclassable, démonstration technique autant que poésie, malicieux et magique, ce Jean Jambe est une magnifique réussite.

Editions 2024, en libraire.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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