La guerre du Vietnam demeure, dans l’inconscient collectif américain, un traumatisme aussi profond qu’indélébile. Le cinéma s’est rapidement penché sur le sujet dans le but d’exorciser la tragédie. La génération du Nouvel Hollywood, directement concernée par le conflit auquel ses membres auraient pu participer, s’en est donc logiquement emparé, offrant des chefs-d’œuvre intemporels autant centrés sur le terrain même (Apocalypse Now) que sur le difficile retour des soldats dans leur foyer (Taxi Driver). Parmi les movie brats, Brian De Palma fut celui qui signa le film le plus tardif mais aussi le plus mésestimé : Outrages en 1989. Basé sur l’histoire vraie du viol puis du meurtre d’une Vietnamienne par des G.I., qui a elle-même inspiré un article du New Yorker, puis un livre signé Daniel Lang (Casualties of War), le projet est passé entre de nombreuses et prestigieuses mains avant que le réalisateur de Blow Out ne l’adapte finalement. C’est tout ce cheminement, de l’horreur bien réelle à sa délicate représentation sur grand écran, en passant par sa transposition sur papier, que Nathan Réra a décidé d’analyser à travers son ouvrage Outrages, de Daniel Lang à Brian De Palma paru chez Rouge Profond. Auteur du passionnant essai Les Chambres noires de David Fincher (disponible chez le même éditeur), il est également docteur en histoire de l’art et spécialiste du génocide Tutsis et de ses représentations dans les médias(1), c’est donc logiquement qu’il s’est penché sur le long-métrage, de ses terribles racines véridiques, à la réception publique et critique de leur transposition.
L’ouvrage n’est pas un simple making of ou une compilation d’anecdotes sur le tournage du film de De Palma, mais une véritable enquête doublée d’une réflexion sur les fondements culturels et sociétaux de cette sordide affaire. Marqué par l’apparition du cinéaste à la Cinémathèque Française, fondant en larmes lorsqu’il évoque le souvenir d’Outrages, Réra s’est donc donné pour mission d’interviewer le maximum de personnes liées au projet – en tout plus d’une trentaine -, deux années durant. Le livre se présente donc comme un jeu de piste plein de suspens, basé sur un protocole strict afin de déceler la vérité derrière les avis subjectifs des uns et des autres, tout comme le fit Lang au moment de l’écriture de Casualties of War. Ici, entre les diverses inimitiés (John Leguizamo, qui a refusé d’intervenir, se plaint depuis des années du racisme ambiant sur le plateau), et les souvenirs qui ont tendance à se modifier avec le temps, difficile de démêler le vrai du faux parmi les témoignages. Dans les faits, cela donne des divergences tour à tour amusantes (une seconde actrice a-t-elle été engagée pour tourner dans l’épilogue ?) ou tragiques (un cascadeur est-il oui ou non mort de ses blessures suite à un accident ?). Encore plus frappant, le probable trauma refoulé par l’actrice Thuy Thu Le, qui assure que la scène de viol fut tournée en une prise alors que les preuves démontrent le contraire. Cette démarche quasi-scientifique donne lieu à un véritable périple journalistique et met en évidence, au fil de nombreuses interviews, de considérations techniques très détaillées, ainsi que de différents documents (rapport d’autopsie, carte de la colline 192, où le drame a eu lieu) un travail nécessaire et fastidieux de recherche d’indices. Parmi les intervenants, si l’équipe technique, les producteurs, mais aussi la plupart des acteurs, se prêtent volontiers au jeu (y compris Sean Penn, pourtant assez secret et difficile à contacter), Michael J. Fox (fragilisé par sa maladie) et Ennio Morricone (alors trop pris par son travail) n’ont pas été interrogés par l’auteur. Brian de Palma, quant à lui, fut l’élément le plus difficile à convaincre. Extrêmement renfermé, timide et peu loquace, il ne donna des informations que par bribes, de manière cryptique. Ainsi, il fallut que Paul Verhoeven (auquel Réra avait consacré un recueil d’entretiens(2)) intervienne pour mettre en contact les deux hommes. Film extrêmement personnel pour le réalisateur (il était obsédé par cette histoire depuis la lecture de l’article du New Yorker) qui avait déjà abordé sa peur d’être mobilisé (Greetings parlait des tentatives pour se faire réformer, comme le précise l’auteur), Outrages a laissé une cicatrice profonde, comme le révèlent en filigrane nombre de ses déclarations délivrées au compte-gouttes. S’appuyant sur une étude des actes composant le récit, des différentes versions du script, ainsi que des nombreuses critiques assassines (principalement aux États-Unis, où seule Pauline Kael avait défendu le long-métrage), l’écrivain fait surgir un lien personnel et très intime avec cette histoire. Le livre est d’ailleurs dédié à son grand-père (soldat durant la Seconde Guerre mondiale) ainsi qu’à Morricone, disparu depuis.
Si la presse française a correctement reçu le film au moment de sa sortie, c’est simplement, comme le stipule Nathan Réra, que le traumatisme du Vietnam n’a pas impacté l’Hexagone. Il est juste de constater que les États-Unis ont abordé la question au cinéma (y compris sous son versant le plus patriotique avec Les Bérets verts) bien avant que nous nous soyons penchés sur les blessures encore vivaces que furent les guerres d’Indochine ou d’Algérie. La genèse d’Outrages débute sous les meilleurs auspices : De Palma, auréolé du succès des Incorruptibles, a les coudées franches pour tourner en Thaïlande comme il le désire. David Rabe, vétéran du conflit qui avait écrit un premier traitement de Prince of the City que souhaitait réaliser le cinéaste (projet finalement mené à bien par Sidney Lumet), se retrouve missionné pour adapter le livre de Daniel Lang en toute liberté. L’un de ses ajouts sera au cœur de toutes les polémiques : un final en forme de cauchemar, dont Réra fait l’épicentre des différentes mésententes à venir. Maintes fois réécrit par le réalisateur sans en avertir le scénariste, ce passage est analysé en profondeur dans l’ouvrage, notamment à travers la partition d’Ennio Morricone (que l’écrivain oppose à la grandiloquente bande originale qui sublime l’héroïsme des soldats dans Platoon), apportant une ambiguïté bienvenue. Bien que considéré en deçà des chefs-d’œuvres sur le sujet que sont notamment Apocalypse Now (auquel Casualties of War adresse un clin d’œil évident) ou Voyage au bout de l’enfer, le long-métrage n’en a pas moins connu les mêmes turpitudes lors de sa conception, racontée en détail à travers la passionnante deuxième partie du livre. De la rivalité entre Sean Penn (un temps envisagé pour tenir le rôle d’Eriksson) et Michael J. Fox, au renvoi de Stephen Baldwin, remplacé par John C. Reilly (dont c’est le premier rôle sur grand écran), en passant par les nuits de débauche sur le plateau et l’entraînement militaire très poussé suivi par les acteurs, rien n’a été épargné à l’équipe. Mais l’épuisement physique, les conditions climatiques et même les animaux venimeux peuplant la jungle, ne sont rien comparés aux accusations dont le film fut la cible à sa sortie. Conspué par la critique, il est également attaqué par des anciens militaires dénonçant avec emphase l’antiaméricanisme du propos. Il faudra tout le soutien de Dawn Steel et Amy Pascal (toutes deux à la tête de Columbia) pour soutenir le metteur en scène malgré des projections test désastreuses. Le livre insiste sur l’appartenance évidente du long-métrage à toutes les obsessions et thématiques de ce dernier. S’inscrivant dans une histoire du cinéma très vaste (du Pont de la rivière Kwaï à Vertigo), il fait montre d’une maîtrise stylistique toujours aussi impressionnante comme en témoigne la fabrication de la séquence de la « fourmilière » qui a nécessité la construction d’un immense décor en pleine forêt tropicale. Véritable défi technique sous des atours plus classiques qu’à l’accoutumée (à l’image de ce plan-séquence ou de ses habituelles double focales), Outrages demeure une réussite essentielle dans la carrière du cinéaste, qu’il essaiera d’égaler (avec moins de succès) à travers Redacted en 2007.
Avant de se pencher sur la conception pour le moins chaotique du long-métrage de De Palma, Nathan Réra analyse en profondeur les tentatives d’adaptation infructueuses du livre de Daniel Lang. Des cinéastes aussi prestigieux que John Schlesinger ou Jack Clayton (le journaliste, lui, souhaitait Fred Zinnemann), furent ainsi approchés par les studios. Le projet est même un temps destiné à la télévision, d’après un script signé Heywood Gould (à la plume sur Rolling Thunder et Ces garçons qui venaient du Brésil). De nombreux chapitres sont ainsi dédiés à l’étude des différentes versions du scénario (dont l’une a été écrite par David Giler, le futur producteur d’Alien), des modifications apportées par chaque auteur, ainsi que les bouleversements thématiques que ces changements entraînent. L’ouvrage offre également une grande place aux transpositions officieuses, dont la conception fut au moins aussi agitée que celle du film de 1989. En premier lieu, O.K. de Michael Verhoeven, produit en R.D.A. et offrant une vision farouchement antiaméricaine du drame, il créa un véritable tollé lors de sa présentation à la Berlinale de 1970 (alors que Brian De Palma était en compétition avec Dionysus in ‘69). Les imbroglios politiques et judiciaires que le scandale entraîna sont énumérés avec humour par l’auteur, qui n’oublie pas de rappeler que le festival réserva un accueil aussi désastreux à Voyage au bout de l’enfer, pour des raisons diamétralement opposées. Autre cinéaste à s’être inspiré du calvaire de Phan Thin Mao, Wes Craven et sa Dernière maison sur la gauche qui voyait le viol de son héroïne enfin vengé par ses proches. Une pulsion cathartique nécessaire pour un pays abreuvé aux images d’une guerre pour la première fois médiatisée en direct, totalement absente de la suite imaginaire de Casualties of War proposée en 1972 par Elia Kazan. Tourné en décors naturels, à la marge des productions hollywoodiennes qu’il tentait alors de fuir, Les Visiteurs met en scène le cauchemar vécu par un simili-Eriksson (James Woods) confronté à la vengeance de ses frères d’armes qu’il a dénoncés. Réra y soulève intelligemment la vision presque pénitente du réalisateur confronté à ses propres démons suite à sa collaboration forcée avec le sénateur McCarthy durant la grande « chasse aux sorcières ». Différentes visions donc pour un sujet brûlant et, malheureusement, toujours d’actualité.
L’une des forces d’Outrages, de Daniel Lang à Brian de Palma, c’est sa faculté à questionner le film et le livre dont il est tiré, à l’orée de notre perception contemporaine. Si l’ouvrage s’appuie sur une remise en contexte du conflit, de l’historique des soldats impliqués, des conséquences de leurs libérations (l’un d’eux a de nouveau eu des démêlés avec la justice en 1992 et le long-métrage a sans doute pesé dans la balance lors de sa condamnation), il s’intéresse aux nombreux échos actuels. L’armée qui couvre les agissements criminels de ses soldats mais également la faculté des différents scénaristes à mettre de côté la question du viol en insistant plutôt sur le meurtre de Mao (interprété chez De Palma par l’incroyable Thuy Thu Le, pourtant non professionnelle) révèlent quelque chose de notre société. Ainsi, la domination masculine, sur le terrain vietnamien comme au cœur des studios hollywoodiens, est mise en exergue par l’auteur, se référant autant à la récente affaire Wenistein, qu’au documentaire allemand de 1970, US-Soldat Eriksson gibt zu protokoll, qui visait à récupérer le calvaire de la jeune femme, à l’instrumentaliser à des fins idéologiques, sans mettre l’accent sur le crime sexuel, pourtant au cœur du drame. Pour les mêmes raisons, Daniel Lang n’aimait pas l’adaptation signée Heywood Gould car elle trahissait, selon lui, la vérité historique en faveur d’une logique narrative, là où son livre insistait sur la préméditation des actes et les remises de peine qui s’ensuivirent. Réra aborde sous un angle neuf, la question du pouvoir patriarcal chez le cinéaste de Scarface, pourtant très souvent taxé (à tort) de misogynie. Dans Greetings, ce dernier dénonçait déjà les outils d’oppression en temps de guerre, ici c’est l’obsession pour la virilité des soldats qui est au centre du récit. En effet, Meserve (Sean Penn) est décrit comme un personnage homophobe, mettant constamment en avant ses prouesses au lit, usant de son arme comme d’un substitut phallique afin de répandre la terreur, à l’opposé total d’Eriksson (Michael J. Fox). Ces remises en cause ont-elles joué un rôle dans la réception du long-métrage de la part de la presse et de l’armée elle-même ? Le passionnant livre de Nathan Réra a le mérite de soulever la question à une époque où le système hollywoodien est en train de connaître une vraie libération de la parole des victimes sans que son fonctionnement ne soit impacté en profondeur. Autre temps, autre mœurs ? Rien n’est moins sûr…
Disponible aux éditions Rouge Profond.
(1) Rwanda, entre crise morale et malaise esthétique – Les médias, la photographie et le cinéma à l’épreuve du génocide des Tutsi (1994-2014), Les Presses du Réel (2014)
(2) Au jardin des délices, entretiens avec Paul Verhoeven, Rouge Profond (2010)
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