Parution d’un bel essai critique de Nicolas Droin autour de Paranoid Park de Gus Van Sant : un voyage dans les plis d’un récit fragmentaire et remémoré, entre variations et répétitions.
Tandis que l’américain Gus Van Sant est célébré par l’exposition et la rétrospective que lui consacre la Cinémathèque Française, l’éditeur Yellow Now sort un petit ouvrage consacré à l’une de ses réalisations les plus emblématiques : « Paranoid Park » de 2007 (un film qui clôturait la période d’expérimentation formelle et narrative ouverte par « Gerry », retour à l’indépendance artistique des débuts). L’auteur, Nicolas Droin, propose un parcours à partir de sept cercles et thèmes, inspirés de « Matière et Mémoire » d’Henri Bergson. Cette approche peu conventionnelle et riche en résonances – dans laquelle se recoupent la phénoménologie, le pli deleuzien, mais aussi la relativité poétique du cinéma de Jean Epstein – traduit bien la forme du film et son temps de narration très singulier. « Paranoid Park » tourne autour d’un évènement aveugle – l’homicide accidentel d’un gardien de voies ferrées par Alex, un jeune skateur, perpétué à proximité du grand parc de skateboard de « l’Eastside », à Portland – une image atroce, que le personnage s’est empressé de refouler. « Variations et répétitions », le sous-titre du livre, fait sien cette complexité narrative, faite d’allers-retours mentaux, d’efforts de ressouvenir passablement rêvés ou cauchemardés, pour réécrire l’évènement et le consumer définitivement.
« Il faudrait trouver une manière d’écrire sur un film en suivant la forme même du film. Un film comme un monde en soi, une île. Avec ses propres règles, ses propres strates. » Nicolas Droin part en premier lieu de la question de l’adaptation qui prend un double sens dans le film. Il s’agit d’abord de l’adaptation par Gus Van Sant du roman éponyme de Blake Nelson, un écrivain de Portland, ville où s’est installé depuis longtemps le réalisateur. L’adaptation joue aussi dans la forme « épistolaire » du film, que l’on va découvrir à rebours. En effet, Alex, tente de raconter l’évènement tragique dans un carnet qu’il tient secret et qu’il s’adresse à lui-même pour extirper les faits de son inconscient. Le récit se démultiplie imperceptiblement : vécu, remémoré, ou raconté, tout à la fois. La chronologie habituelle s’abolit par des effets de reprises, de suspens, de dilations et chevauchements, un bout à bout en reconstruction. La question de la transposition de cette introspection (celle d’Alex dans le roman), à traduire en vision cinématographique (pour éviter l’académisme d’une voix off plaquée), dedans et dehors, tout enroulé en spirale, constitue véritablement le fond et la forme du projet.
En suivant le livre, on adopte la course du film et de son perpétuel mouvement de glisse, en allers-retours entre le visage d’Alex, son observation fascinée des skateurs dans le parc, et sa mémoire qui, comme les figures acrobatiques entrevues, laisse les corps et les actions en apesanteur, en éludant la chute. Le chapitre « Du Visage » pose l’énigme de cette surface à la fois expressive et opaque, masque et interface, présence et absence, entre soi et le monde, catalyseur d’une rêverie qui ne cesse de s’étendre et de se lier sans distinction au dehors. Comme le souligne l’auteur, les acteurs non professionnels qu’utilise le réalisateur renvoient aux modèles de Robert Bresson. Le fondu contemplatif appliqué par Van Sant au récit – toujours dans un entre-deux réflexif, entre observation des modèles-personnages, perspective subjective, et observation détachée de l’action ; comme la somme de plusieurs regards confondus, incluant la caméra et le spectateur dans un même jeu – est rapproché de Jean Epstein, et de son cinéma, avide de nouvelles perspectives de regard, un « sur-œil » plastique et « psychologique » dans son acception la plus large (une psychologie visionnaire, prise dans les filets de la sensibilité, des émotions, et d’une relativité temporelle, subjective comme objective). Là se joue quelque chose de « l’ange humain », belle image encore reprise d’Epstein, un moment de suspens littéral dont Alex fait l’expérience dans le présent, en étant l’acteur et le spectateur de ses gestes, captif d’un entre-deux (entre présent et passé) qui résume aussi sa mue vers l’âge adulte et les peurs qui s’y attachent.
La Mémoire, le Pli, et les Variations (celles de l’image mais aussi du son, soigneusement mis à l’œuvre par Van Sant, dans un entrelacs de musiques et de motifs sonores un peu plus abstraits, et atmosphériques), sont les entrées suivantes développées par Nicolas Droin. Au centre du livre, on trouvera bien évidemment « l’évènement », le corps coupé en deux du vigile qui aura décousu par contamination l’ensemble de la narration, et obligé progressivement Alex à rejoindre les bouts, comme s’il faisait le montage en lui-même, inversant le mouvement de fuite pour retrouver le foyer de l’onde qui l’a ébranlé. Et c’est le lieu, dernier des sept cercles thématiques, le lieu fantasmatique de Paranoid Park, arcane dédoublé dans le réel, recoin interlope et transition perpétuelle, qui boucle l’ouvrage. Cet espace pas tout à fait certain, un entre « réalités » un peu irrationnel et mythologique, fait converger toutes les perspectives visuelles, sonores et mentales. C’est un seuil initiatique à double tranchant d’où l’on peut décoller, mais aussi ne jamais revenir. L’élégance de Van Sant aura été pour ce film de ne pas appuyer le symbolisme, mais davantage, de nous le faire ressentir par une expérience empirique de cinéma, douce et immersive comme un bain photographique, outsiders et « insiders », en surface ou dans les colures du montage. Et ce court livre donne une pleine résonance à cet « entre » cinématographique, opaque et limpide, délicatement complexe.
Nicolas Droin – Paranoid Park de Gus Van Sant
Editions Yellow Now, Côté films #28
Paru depuis le 15 avril
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