Cela fera trente ans cette année que Jean-Patrick Manchette nous a quittés. La tentation est grande d’en parler en lui accolant immédiatement les traditionnelles étiquettes qu’on associe à son nom : chef de file du « néo-polar à la française », incarnation du renouveau de la fameuse Série noire aux côtés d’auteurs aussi différents qu’ADG ou Jean Vautrin, etc. Pourtant son œuvre, dense et relativement courte (si on excepte les travaux alimentaires, elle se résume à onze romans dont un inachevé –La Princesse du sang– et un co-écrit avec Jean-François Bastid –Laissez bronzer les cadavres-), n’est pas réductible à ces seuls clichés que Manchette a d’ailleurs toujours battus en brèche, ironisant lui-même sur le terme « néo-polar » qu’il forge, « sur le modèle de « néopain », « néovin » ou même « néoprésident », par quoi la critique radicale désigne les ersatz qui, sous un nom illustre, ont partout remplacé la même chose ». Et c’est ce qu’entend montrer Nicolas Le Flahec qui consacre à l’écrivain une copieuse étude.

À l’origine, il s’agit d’une thèse universitaire à laquelle l’auteur a donné une forme nouvelle pour cette publication. L’approche reste néanmoins transversale et se concentre essentiellement sur l’œuvre même si, par ricochets, il est aussi question de la vie de Manchette. Il ne s’agit donc pas, à proprement parler, d’une classique monographie embrassant d’une manière chronologique l’existence de l’écrivain mais d’une étude rigoureuse sur les enjeux de son œuvre et ses différents aspects.

Le risque était alors de se trouver face à un travail très pointu, ne s’adressant qu’aux spécialistes de littérature, ce qui aurait d’ailleurs constitué un paradoxe piquant dans la mesure où Manchette s’est toujours méfié de la reconnaissance universitaire et de la récupération institutionnelle, affichant son goût pour les « formes vulgaires » et le roman noir « directement produit pour le marché ». Nicolas Le Flahec le souligne d’ailleurs lorsqu’il écrit : « Cet héritage est non seulement pleinement assumé par Manchette mais il est aussi constamment revendiqué. Il participe par ailleurs d’un goût des formes déclassées qui est essentiel pour comprendre son rapport à la culture. Dès l’enfance, sa découverte du roman noir est ainsi associée à celle de la science-fiction, qui est alors tout aussi méprisée. ».

L’écueil est donc fort heureusement évité et l’essayiste parvient à trouver un bon équilibre entre la rigueur de son analyse et une manière de la rendre très vivante et incarnée. Il ne s’agit pas seulement de disséquer l’œuvre de Manchette en décortiquant des passages de ses livres et ses déclarations mais d’en restituer la singularité et la beauté, irréductibles à toute tentative d’enfermement derrière des grilles de lecture univoques.

L’un des termes décisifs que Nicolas Le Flahec utilise pour pénétrer au cœur de l’œuvre, c’est celui de dissonance. Car même au cœur de ses écrits les plus alimentaires (son roman pornographique écrit sous le pseudonyme de Zeus de Castro, ses « novélisations » de films – Mourir d’aimer, Sacco et Vanzetti -, ses romans pour la jeunesse…), on trouve des éléments critiques et personnels qui subvertissent les moules dans lesquels il semble se couler. Et c’est donc cette manière d’ « écrire contre » que l’essayiste va passer en revue.

Dans un premier temps, il analyse le rapport de Manchette à la Série noire, son inclination pour le genre mais, en même temps, ce qui le distingue des grands anciens de la collection (Le Breton, Simonin) et de ses contemporains (Siniac, Raf Vallet…) et son goût pour introduire des dissonances au cœur du genre, qu’il s’agisse de phrases détournées (à la manière des situationnistes), de son ironie ou encore du « commentaire critique » que ses romans offrent sur les stéréotypes qu’ils adoptent.

Nicolas Le Flahec s’attarde ensuite longuement sur le style behaviouriste de Manchette, cette écriture comportementaliste qui lui permet d’écrire contre l’émotion. Inspiré par les grands maîtres américains (Hammett, Chandler…), l’auteur a repris à son compte ce style « à l’os » qui culmine dans La Position du tueur couché. Mais là encore, Le Flahec analyse avec beaucoup d’acuité les dissonances qu’il remarque dans ce behaviorisme assumé. Car l’œuvre de Manchette est profondément dialectique et ce rapport à l’émotion est toujours sous tension : si l’auteur cherche à gommer toute notation psychologique et tenir à distance l’émotion, celle-ci revient par la petite porte et s’incarne dans le corps des personnages, leurs silences ou leurs mimiques. De la même manière, Manchette utilise le décor et les paysages pour faire sourdre ladite émotion.

Pour terminer, les deux dernières parties de l’ouvrage évoquent la manière dont Manchette a écrit « contre soi » mais aussi « contre le monde ». Chez Manchette, relève Le Flahec, les liens filiaux sont remis en question : « Il est frappant d’observer avec quelle constance l’œuvre de Manchette s’attaque à la figure du père ou de la mère. Non seulement le lien de filiation n’apporte ni reconnaissance ni protection pour reprendre les deux fonctions essentielles du lien social selon Serge Paugam, mais il donne systématiquement lieu à de violents règlements de compte ». En analysant les rapports à la famille mais également au travail (qu’il abhorre) ou à la nation (sur laquelle il appelle à « chier ») qui caractérisent aussi bien les romans que les chroniques de Manchette, l’auteur parvient à souligner ce que l’écrivain laisse deviner de lui et de son existence dans l’écriture. Une manière d’être au monde et « contre » le monde qui s’affirme dans la dimension critique de son œuvre, sa virulence pamphlétaire (certaines chroniques des Yeux de la momie sont d’une roborative férocité) et sa lucidité. En effet, et Nicolas Le Flahec le montre très bien, l’œuvre de Manchette se distingue radicalement de ce courant « engagé » du roman noir qui confond critique sociale et militantisme bêlant. L’auteur de Nada se méfie comme de la peste des idéologies séparées et, sur les pas de Hegel, Marx ou Debord, il entend se livrer à une « critique de la totalité » qui aurait dû aboutir à son cycle romanesque inachevé des Gens du mauvais temps (dont il ne restera finalement que le roman inachevé La Princesse du sang).

S’appuyant sur de nombreux exemples et des citations, l’argumentation de Le Flahec s’avère aussi rigoureuse que stimulante. Il explore l’œuvre d’une manière pointue tout en dépassant la dissection purement littéraire pour en saisir les enjeux philosophiques, politiques, critiques… Il ressort de ce remarquable ouvrage le sentiment que quelque chose ne cesse de se dérober dans l’œuvre de Manchette, qu’elle demeure irréductible à toute assignation, qu’elles soient littéraires – le « pape du néo-polar-, idéologiques – le militantisme gauchiste- ou stylistiques – son behaviourisme n’empêche nullement l’émotion ou un certain soin linguistique, héritier de son goût pour Flaubert ou Huysmans. Et c’est peut-être ce qui en fait la richesse puisqu’elle est sans arrêt traversée par différents courants, par des tensions et des dissonances qui permettent à Manchette d’appréhender de manière plus juste et plus profonde la complexité du réel.

Et il fallait bien un copieux essai comme celui-ci pour nous rappeler à quel point ce regard singulier sur le monde nous manque cruellement aujourd’hui.

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Jean-Patrick Manchette : écrire contre (2025) de Nicolas Le Flahec

Éditions : Gallimard

Collection : Hors-série Littérature

ISBN : 978-2-07-302-904-1

728 pages – 30 euros

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A propos de Vincent ROUSSEL

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