Quelque part dans l’Est de la France, au début des années 1990, deux gamins s’ennuient au bord d’un lac et décident de voler un canoë pour aller vers d’autres rivages… L’été s’écoulera, ainsi que les suivants, dans cette vallée frappée par le déclin et un désenchantement qui ne dit pas son nom. Nicolas Mathieu écrit la chronique d’une décennie à travers ces quatre étés. A la manière d’un naturaliste, il fait de ces indésirables, laissés pour compte d’une époque, les héros de son nouveau roman.
Anthony et son cousin, enfants de la classe populaire, ont grandi dans cette vallée. C’est là qu’ils firent l’apprentissage de la vie. Une vie calibrée par le milieu social, où l’espérance se limite à remplir le frigo à la fin du mois et posséder un téléviseur sans trop découvrir son compte en banque. Cette France revenue de tout, obéissante malgré elle aux injonctions, a délaissé l’Ancien Monde pour se rallier au nouveau. Elle a abandonné, sans perte et fracas, tout ce qui lui permettait d’exister avec dignité pour suivre une marche du monde déterminée par d’autres gens et d’autres intérêts.
Dès lors, que reste-t-il pour les enfants nés dans ce nouveau monde ? Aux solidarités anciennes de classe a succédé une défiance prospérant sur la crise économique. « Partout, de nouveaux petits jobs ingrats, mal payés, de courbettes et d’acquiescement, se substituaient aux éreintements partagés d’autrefois. Les productions ne faisaient plus sens. On parlait de relationnel, de qualité de service, de stratégie de com, de satisfaction client. Tout était devenu petit, isolé, nébuleux, pédé dans l’âme. Patrick ne comprenait pas ce monde sans copain, ni cette discipline qui s’était étendue des gestes aux mots, des corps aux âmes. On n’attendait plus seulement de vous une disponibilité ponctuelle, une force de travail monnayable. Il fallait désormais y croire, répercuter partout un esprit, employer un vocabulaire estampillé, venu d’en haut, tournant à vide, et qui avait cet effet stupéfiant de rendre les résistances illégales et vos intérêts indéfendables. » Dans le roman, peu de moments de communion viennent rompre l’air du temps, si ce n’est à l’occasion d’un enterrement ou de la fête nationale. Cette « déglingue » sociale, selon le terme de Jean Pierre Le Goff, Nicolas Mathieu en fait le carburant de son roman. Son écriture magnifie le destin de ces personnages cabossés dont le destin semble inéluctablement tracé. Cette émotion parcourt son texte et sublime le récit.
Anthony, Hacine, Patrick et les autres se débattent pour vivre. Ils ne sont pas plus bêtes ou méchants que d’autres, simplement ils sont nés dans une vallée sinistrée. Alors, ils s’arrangent comme ils peuvent, sans glisser vers le bas et avec l’espérance individuelle, un jour, de gagner de l’argent. « Il avait un nouveau job au Luxembourg, qui consistait à livrer leurs déjeuners à des cadres qui prenaient des décisions dans des tours en verre. – Là-bas, tout le monde roule en BM, fit le cousin. Ils ont tout compris. » Hacine, lui, rêve de monter un trafic de drogue de l’autre côté de la Méditerranée. La vie d’ouvrier de son père lui laisse une amertume profonde. Lui veut réussir, redresser la tête que son père a baissée toute sa vie.
Au milieu de ce marasme, des vies différentes existent au sein de la vallée : celle de la petite bourgeoisie. Parmi eux, Stéphanie dont le père est adjoint à la mairie. Eux possèdent les moyens et surtout l’ambition de partir de la vallée. « Elle avait fait partie des groupes souhaitables (famille bien lotie, potes à la coule, élevés sans difficultés majeures, meufs assez bonasses) et les jours s’étaient succédé avec leur lot de servitudes minimes et de plaisirs réitérés. » Sa rencontre fortuite avec Anthony, dès les premières pages du livre, restera une fêlure pour le jeune homme qui ne cessera de le hanter…
Le livre de Nicolas Mathieu est la plus belle surprise de l’année. Aux animaux la guerre avait déjà permis de découvrir ses qualités d’écrivain mais ce dernier roman s’apparente à une consécration. Leurs enfants après eux lui permet de déployer ses talents de conteurs d’histoire. Nicolas Mathieu excelle dans la narration pour dépeindre la tragédie de ces vies et la permanence d’une envie d’exister. Au fil du texte, son écriture se densifie pour décrire froidement, avec une justesse remarquable et une sensibilité sincère la réalité d’un pays et de ces habitants. Indispensable.
Leurs enfants après eux
Nicolas Mathieu
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