Même si cette nouvelle édition ne le mentionne pas, God save the crime n’est pas un inédit de Pierre Dubois puisque le roman date de 1982 et a été publié sous l’égide des mythiques éditions La Brigandine. Il faut dire que cette collection, relevant de la « littérature de gare » avec ses affriolantes playmates en couverture et ses titres en forme de désopilants calembours (Pour une poignée de taulards, La loque à terre…), parviendra à imposer en quelques années sa singularité dans la plus parfaite illégalité puisque aucun des livres ne fut soumis au dépôt légal. Un petit flash-back s’impose.
Tout commence en 1979 lorsque la SODIS, filiale de Gallimard, propose à Henry Veyrier de lancer une collection « érotique » sur le marché. L’honorable éditeur se trouvant alors dans une situation financière difficile, il confie à Jean-Claude Hache le soin de diriger cette nouvelle collection qui pourrait lui permettre de financer ses publications plus avouables (sur le cinéma notamment). Ainsi naquit le Bébé Noir en octobre 1979. Dans l’obligation de trouver rapidement des auteurs capables d’assurer quatre livraisons mensuelles, Hache va s’entourer d’un petit groupe de fidèles qui deviendront, au fil du temps, les piliers de la collection et écriront 80% de la production sous de multiples pseudonymes.
Parmi ces habitués, il convient de citer René Broca (alias Sébastien Gargallo, Numos, Judith Gray, Philippe Packart…), Jean-Marie Souillot (alias Frank Dopkine, Philippe Despare, Francis Lotka…), grand amateur de polar qui finira par en publier un dans la prestigieuse collection Série Noire de Gallimard (Les acharnés) , Frank Reichert (alias Luc Vaugier, Luc Azria, Gary Semple, Francis, Carter, Gilles Soledad…) traducteur et scénariste de bandes dessinées (notamment avec Golo : Ballade pour un voyou, le bonheur dans le crime…), le dessinateur et photographe Raphaël G.Marongiu (Georges Moreville, Eric Guez…), le spécialiste du fantastique et de la science-fiction Jacques Boivin (Benjamin Ru(p)pert) sans oublier l’incontournable Jean-Pierre Bouyxou (Georges Le Gloupier, Claude Razat, Jérôme Fandor…), agitateur hors-pair, historien du cinéma, réalisateur de films et rédacteur de la fabuleuse revue Fascination dont il tint les rênes quasiment tout seul à la fin des années 70.
L’une des caractéristiques de la collection Bébé Noir (puis La Brigandine) sera son excessive indépendance de ton. Mise à part la contrainte du format (192 pages au maximum) et une ligne éditoriale imposant un tiers d’érotisme explicite, les auteurs adopteront volontiers un ton iconoclaste et anarchisant qui fera la singularité de ces « romans de gare ».
Pour la petite histoire, le grand théoricien situationniste Raoul Vaneigem aurait même écrit deux livres pour Jean-Claude Hache (qui avait édité son Histoire désinvolte du surréalisme chez Paul Vermont) : L’île aux délices sous le pseudonyme sadien d’Anne de Launay (pour le Bébé Noir) et La vie secrète d’Eugénie Grandet, pastiche de Balzac écrit sous le pseudonyme de Julienne de Cherisy pour les éditions de la Brigandine. Si Vaneigem conteste être l’auteur de ces romans (sa compagne d’alors les aurait écrits pour éponger des dettes et il se serait contenté d’en réécrire quelques passages), certains de ses amis proches affirment qu’il est bel et bien l’auteur de ces deux savoureux romans libertaro-polissons.
Cette folle liberté qui règne au sein de la maison n’est pas pour plaire à tout le monde : les publications du Bébé Noir font l’objet d’interdictions régulières et certaines écopent même de la fameuse « triple interdiction » (de vente aux mineurs, de publicité et d’exposition à l’affichage) qui oblige l’éditeur au dépôt préalable de toutes ses publications. Plutôt que de se soumettre à cette censure, Veyrier abandonne le Bébé Noir au début de l’année 1980 et lance La Brigandine (le nom vient d’une citation de Lisbeth Rocher). Pour éviter les tracas avec la censure, les livres ne seront plus soumis au dépôt légal. Pendant près de trois ans, la collection se répandra en toute illégalité, malgré de forts tirages (chaque roman étant tiré à près de 30.000 exemplaires). Une « illégalité » en totale adéquation avec la ligne et le ton des romans publiés…
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Si la plupart des titres (quatre romans par mois) ont été rédigés par cette demi-douzaine d’écrivains flibustiers, il arrive parfois qu’ils proposent à un ami d’en écrire un. Parmi ces auteurs occasionnels, citons le cinéaste Philipe Bordier, l’éditeur angevin Pierre Laurendeau, le spécialiste du masochisme Jean Streff, le président du « Club des Ronchons » Alain Paucard ou encore l’écrivain pour la jeunesse Yak Rivais qui signa sous le pseudonyme de Carlotta Simpson une Education gentiment sale qui eut les honneurs d’une critique dans Le Monde.
Pierre Dubois, qui fut l’un des très rares auteurs à conserver son véritable patronyme pour signer son roman, appartient à cette catégorie des auteurs occasionnels. Scénariste de bandes dessinées, grand amateur de contes, de légendes et elficologue ; Dubois signe avec God save the crime un roman qui détonne par rapport aux ouvrages d’une collection davantage tournée vers le polar érotique et social. Même si certains auteurs ont déjà abordé des genres comme la science-fiction (Les mutants de panurge, Les potins de la comète) ou ont revisité les grands mythes du fantastique (Frankenstein, Docteur Jeckyll et Mister Hyde…) ; Dubois nous propose ici une sombre plongée dans l’Angleterre victorienne pour une relecture très personnelle de la légende de Jack l’éventreur.
Tout commence lorsque l’austère chirurgien Belloc Rhodes J. s’éprend de Nathy Faye, la fille du ministre de la police. La passion qui les unit sera dévorante et poussera les amants insatiables à transgresser toutes les limites en s’adonnant au crime.
Une des grandes réussites du roman vient d’abord de la manière qu’a Pierre Dubois de planter son décor et de faire revivre le Londres populaire et crasseux de la fin du 19ème. Si l’œuvre est fantaisiste, elle est néanmoins très documentée et agrémentée de nombreux détails véridiques (la manière dont, par exemple, les écrivains comme Conan Doyle ou Bernard Shaw s’emparèrent de l’affaire). A cela s’ajoute une atmosphère que l’auteur parvient à instaurer en mêlant au réalisme le plus cru des légendes ancestrales, des contes (Peter Pan), des comptines…
God save the crime est une histoire de possession, une passion amoureuse où les amants semblent littéralement possédés par des forces obscures, des pulsions abominables qui les mèneront tout droit sur les chemins de la folie la plus furieuse. Alors que dans les romans de La Brigandine, les scènes érotiques apparaissent souvent comme plaquées de manière artificielle dans les récits ; Dubois parvient ici à les intégrer parfaitement dans un cérémonial où Eros et Thanatos s’unissent avec une intensité certaine.
Il faut parfois avoir le cœur bien accroché pour lire les descriptions particulièrement réalistes des dépeçages de Jack et de sa complice. Et cette crudité se retrouve lorsqu’il s’agit d’évoquer les ébats sexuels des deux amants sans pour autant que cette « pornographie » apparaisse comme gratuite ou racoleuse. Elle participe parfaitement au climat infernal que Dubois parvient à créer.
Par ailleurs, malgré l’atrocité des crimes commis par le couple, l’auteur se range délibérément derrière lui pour fustiger de manière fort ironique la société inique qui a permis à de tels instincts meurtriers d’éclore. God save the crime est une réjouissante satire de cette société victorienne hypocrite et étouffée sous les préjugés. La passion amoureuse, au-delà de cette folie criminelle qui emporte les amants, est avant tout un acte de rupture totale avec les conventions sociales.
De ce point de vue, cette façon de voir dans le sexe un acte subversif s’inscrit parfaitement dans la ligne d’une collection de livre capable de faire voler en éclats les clichés du « roman de gare » pour les changer en des récits joyeusement séditieux et constamment irrévérencieux…
God save the crime (2014) de Pierre Dubois. (Editions Hoëbeke)
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