Lit-on encore Loti ? La question mérite d’être posée alors que les éditions de la Table ronde publient de larges extraits de son copieux journal intime (deux volumes totalisant près de 1200 pages tout de même). Si on le lit encore, les amateurs de Pécheur d’Islande ou d’Aziyadé seront forcément intéressés par ce journal qui constitue une sorte de « matière brute » de l’œuvre littéraire du marin Loti. Et si certaines années de la vie de l’écrivain semblent moins faire l’objet de commentaires de sa part, c’est seulement parce qu’il en a tiré des ouvrages à part entière. Dans Soldats bleus (deuxième volume de ce journal consacré aux années de guerre), il est passionnant de voir la manière dont les situations vécues et décrites par Loti se retrouvent dans les articles qu’il donne à la presse (et dont certains sont reproduits ici). D’un côté, on constate que l’auteur s’appuie beaucoup sur les impressions qu’il a consignées dans son journal. De l’autre, on mesure à quel point il les a retravaillées, accentuant par exemple sa hargne patriotique (il n’a pas de mots assez durs pour fustiger les « Boches », les « barbares »…) qui parait plus atténuée dans les pages du journal, diluée dans une mélancolie plus globale (l’engloutissement de la France telle qu’il l’a connue correspondant à l’éloignement de sa jeunesse). Mais si, face à l’œuvre de Loti, on fait figure de néophyte (ce qui est la cas de l’auteur de ces lignes), ce journal apparaît comme une excellente porte d’entrée dans son univers. En effet, dans la mesure où la vie et l’œuvre de l’écrivain sont inextricablement liées, la lecture de ce journal où sont évoqués de nombreux voyages permet de donner un large aperçu de ce que sont ses ouvrages.
C’est en 1878 que Pierre Loti débute son journal, alors qu’il n’est qu’un jeune homme de 28 ans. Il le tiendra jusqu’en 1911 (c’est cette période que couvre Cette éternelle nostalgie) avant d’y revenir pendant la Première Guerre mondiale où il reprend une activité sur le front. Les années de jeunesse sont essentiellement consacrées à des voyages au long cours autour de la planète. Le journal s’ouvre d’ailleurs au moment où Julien Viaud publie sous le pseudonyme de Pierre Loti son premier roman (Aziyadé) et qu’il entame une longue carrière littéraire qui le conduira à l’Académie Française en 1891 (à seulement 41 ans). On pourrait croire que cette renommée pousserait Loti à croquer le milieu littéraire de son époque et à évoquer une certaine vie mondaine. Or on réalisera en lisant ce journal que l’auteur n’est pas un portraitiste et qu’il préfère de loin l’aventure sur les mers aux discussions de salons. Tout juste aurons-nous vent de son amitié pour Alphonse Daudet (l’un des premiers à le soutenir) et celle qui le lie à Sarah Bernhardt. A la vie parisienne, Loti préfère sa maison familiale à Rochefort où il coule des jours heureux avec sa mère et sa famille entre deux expéditions. En 1892, il découvre le pays Basque et tombe amoureux de cette région, passant son temps libre entre Hendaye et Rochefort. Se liant d’amitié avec quelques habitants du coin, Loti se livre même en leur compagnie à de la contrebande ! Académicien et contrebandier, ce n’est pas courant et c’est un peu comme si on apprenait qu’Alain Finkielkraut vendait du cannabis en Seine-Saint-Denis !
Paradoxalement, si un « journal intime » est censé parler avant tout de la personne qui le tient, Loti se montre finalement assez avare en anecdotes personnelles. Pour prendre un exemple, son mariage et son voyage de noces sont traités avec une célérité qui surprend même si on peut imaginer que l’auteur avait mieux à faire qu’écrire. Plus qu’un portraitiste, Loti est avant tout un paysagiste. Évidemment, certaines personnes occupent une place primordiale dans son existence (sa mère, son fils, ses amis, ses conquêtes…) et il en parle souvent mais c’est davantage comme des figures au milieu des vastes paysages qu’il aime à décrire. Qu’il s’agisse de ceux qui lui sont familiers (la Bretagne, la Charente, le pays Basque…) mais aussi ceux qu’il découvre au cours de ses expéditions : sa chère Turquie où il retourne assez régulièrement et où il rencontre ces femmes voilées qui le pousseront à écrire Les Désenchantées, les Indes, le Japon, la Chine, le Cambodge… On notera que chez Loti cohabite deux aspects contradictoires : d’un côté, le colon qui se vante de « piller » les trésors des pays qu’il traverse pour les rapporter en France ; de l’autre, l’homme curieux et respectueux des traditions et coutumes des indigènes et qui se battra par la suite pour que l’Inde ou l’Égypte se débarrassent des colons anglais.
Si on excepte ses aventures amoureuses, assez nombreuses, qui sont évoquées dans les pages de ce journal avec tact et sans s’appesantir, les seuls moments où Loti se dévoile vraiment sont ceux où il exprime sa mélancolie. Car s’il y a une chose qui obsède aussi bien le jeune homme de 30 ans que l’officier mûr à la fin de la guerre, c’est la fuite du temps et le sentiment qu’il file inexorablement.
Il n’a que 34 ans lorsqu’il décrit une journée avec sa nièce chérie (Ninet) : « Nous disons, Ninet et moi, que c’est notre dernier été avant nos mariages qui se préparent, que nous nous occupons pour la dernière fois de ces choses de notre enfance, – et nous rangeons tout cela avec mélancolie. ». Et tout le long de son existence, Loti aura ce sentiment du dernier été, de moments précieux qui ne reviendront plus jamais :
« Les dernières journées de 1884 s’en vont, sombres, sinistres. La voilà finie, cette année qui avait promis d’être heureuse. Et il n’y en aura plus d’autre semblable, cela est la dernière assurément, la dernière année de jeunesse passée au foyer au milieu de toutes les figures et de toutes les choses aimées de l’enfance. De tant de beaux projets formés au printemps, il ne reste plus rien ; un souffle noir a passé sur cet amour, qui avait été le plus grand de ma vie, et il s’est brisé affreusement, là-bas, en Bretagne, un soir d’hiver… »
Cette mélancolie s’accentue au moment de la Première Guerre mondiale, d’autant plus que son fils Samuel est envoyé au front. Les formules qu’affectionne alors Loti (« nous reverrons-nous ? ») prennent une épaisseur tragique évidente. Après avoir été mis à la retraite, l’auteur décide de s’engager en 1914 quand la France entre en guerre. Soldats bleus retrace les événements de cette période et Loti prouve qu’il n’a pas perdu son trait de paysagiste :
« Non, rien ne dirait l’horreur de ce cimetière, aux croix qui se touchent presque, toutes givrées de leurs perles blanches ; le monde a l’air de finir où il finit ; les dernières rangées de tombes, toutes vaporeuses et effacées, vont se perdre dans le brouillard blanc. On ne voit que cela : un champ de petites croix, bien serrées les unes aux autres, un sol poudré de neige, et des suaires de brume autour. »
Et c’est sans doute ce voile mélancolique posé sur chaque chose qui fait le prix de ce journal intime, qui lui donne cette coloration si particulière. Le 20 août 1918 (il lui reste alors cinq années à vivre), Loti met un terme définitif à ce journal même s’il le reprend de temps en temps, notamment pour terminer le lundi 11 novembre 1918 par ces mots : « La victoire, la paix ! ». Des mots d’espoir pour une œuvre qui aura traversé un changement de siècle et qui aura vu de grands bouleversements (Loti se plaint, par exemple, de l’arrivée des touristes en masse en Turquie) et l’anéantissement du monde qui l’avait vu naître.
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Cette éternelle nostalgie : Pages de journal (1878-1911) de Pierre Loti
Éditions de la Table ronde, (La Petite Vermillon), 2023
812 pages, 11.80€
Soldats bleus : journal intime (1914-1918) de Pierre Loti
Éditions de la Table ronde, (La Petite Vermillon), 2023
426 pages, 10.50€
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