Le couple des villes et le couple des champs –
Eradiquer la pauvreté en Inde grâce à des troupeaux sacrés rendus plus productifs par l’insémination artificielle : c’est l’idée illuminée que souffle une Hollandaise au jeune Manoj Mishra dont l’idéalisme n’attendait qu’un but pour s’enflammer,
« jamais plus les villageois ne dépendraient d’un roi, de la météo, des politiciens et de leurs laquais. Lui allait leur rendre leur indépendance. Et leur fierté aussi. » Formé au KIRD, l’Institut pour le développement rural de Kamdhenu, le voici vite sur sa moto chargé d’un bidon de semence à implanter dans les campagnes, prêt à en découdre avec les mentalités locales qui ne voient pas cette sorcellerie d’un très bon œil. C’est dans un petit village nommé Nandgaon que Manoj commet sa première modification d’espèce, avec pour cobaye une vache égarée que les jeunes mariés Ramu et Lakshmi ont recueillie. Cet événement sera l’épicentre de profondes turbulences, tant à Nandgaon, replié en autarcie loin du bruit, des odeurs de la ville, de la route et de la politique, qu’à Khandwa où Manoj et sa femme Pratima gravissent les échelons sociaux à pas de velours :
« vous ne pouvez pas débarquer ici et décider de changer aussitôt les choses ».Fable réaliste et humaniste, le nouveau roman de Radhika Jha parle de l’ambition et du changement à travers une attachante fresque de personnages, riches ou pauvres, des villes et des champs, décrits avec finesse et bienveillance. Le libre-arbitre y est questionné sous un ciel de traditions profondément ancrées incitant chacun à l’acceptation de son sort, livré à la bonne volonté des dieux et de la météo. Le hasard, le destin et leurs fondements religieux sont bousculés par la marée d’évolution qui se fraye un chemin à travers les senteurs de jasmin et de cardamome. Ce récit progressiste ne met pas de côté les excès, inhérents à la nature humaine et c’est ce que l’auteur tend à montrer : les foules ne sont pas moins versatiles que les divinités et la force d’un rêve peut aussi mener à des erreurs. Tableau de contrastes où chacun à sa manière vise un avenir meilleur, ce roman possède un souffle universel qui appuie les contours et les couleurs des péripéties contées, l’humour en prime : «
pourquoi aller se poser sur la lune ? la terre n’est pas assez bien pour eux ? »
Le talent de Radhika Jha est d’aborder tous ces thèmes en nuances sans jamais trancher dans le vif ni susciter de moralisme à l’occidentale : « moi j’écoute attentivement ce que disent les gens, car ce sont les mots qui font le monde où nous vivons », déclare l’un des personnages. Dans la lancée de cette ouverture et toujours avec subtilité, la condition féminine n’est pas en reste dans cette histoire de monde en mouvement où les femmes jouent aussi leur rôle, possiblement plus adaptables en dépit des traditions : « L’honneur, c’est ce qu’une femme ne peut comprendre. Vous autres, vous sacrifiez toujours tout à la nécessité. » Seul critère de jugement manifeste, le bonheur constitue dans ce récit le véritable motif à défendre, tout aussi subjectif, volatil et stimulant que le reste. Un livre brillant et savoureux.
Paru aux Editions Philippe Picquier.
Chez le même éditeur, retrouvez sur Culturopoing :
– « La plaine » de Bi Feiyu (Chine – Prix de l’Inaperçu 2010)
– « Planning familial » de Karan Mahajan (Inde)
– « Après la pluie » de Shashi Deshpande (Inde)
– « Manazuru » de Kawakami Hiromi (Japon)
– « La chambre solitaire » de Shin Kyong-suk (Corée – Prix de l’Inaperçu 2009)
– « L’empire des lumières » de Kim Young-ha (Corée)
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