Pour certains, le vieil âge n’est pas une sinécure et s’apparente à un long chemin de croix, entre délitement de la pensée et dégradation physique. Assurément, Régis Debray ne rentre pas dans cette typologie. On aurait plutôt tendance à voir en lui un contre-exemple magnifique de ce postulat tant ses écrits s’affinent avec l’âge. Un candide à sa fenêtre est dans la même lignée que Dégagement, paru en 2010, avec peut-être un soupçon d’autocritique en plus. Avec les années, Regis Debray ne ramollit pas sa verve, il travaille ses angles d’attaque pour les rendre plus efficaces. Il faut dire aussi que les bien-pensants (selon la formule consacrée) ont tôt fait d’incriminer ses prises de position pour fustiger l’homme public, empêcheur de tourner en rond. Che Guevara, Mitterrand ; avec des maîtres aussi lourds sur la plan historique que distincts dans leur pratique politique, il ne pouvait en être autrement.
Un candide à sa fenêtre n’est pas un essai politique mais davantage un recueil de divagations essayant de capter « l’inattendu du réel ». La forme diffère et ne suit pas un fastidieux modèle. De la brève au billet d’humeur en pensant par la chronique, Régis Debray ne s’attache pas aux formalités. La classification opérée tient lieu de repères ; France, Monde, Politique, Philosophie, Art, Littérature. Régis Debray s’applique à éreinter l’époque. Passéiste, conservateur ? Il abhorre les étiquettes mais souligne les lignes de faille de l’idéal contemporain. L’époque ne lui convient pas : trop individualiste pour quelqu’un qui préfère le « nous fraternel », trop médiatique pour analyser en profondeur, trop de pensées sans prise avec le passé. Les idéologues du progrès et ceux qui sont chargés d’exporter la démocratie aux quatre coins du monde avec l’appui de leurs drones sont particulièrement dans sa ligne de mire.
« Rien ne m’enlèvera de l’esprit la conviction que ce n’est pas pour de vrai, ce remue-ménage, et que notre président en titre joue à faire président, tel autre compère, Premier ministre, et cet autre comparse, chef de l’opposition. » C’est avec la nostalgie d’un Classique qu’il vitupère contre le manque de grandeur et la couardise des responsables politiques prompts, par exemple, à venir en pèlerinage aux obsèques de Mandela : « Destin final de ce grand Noir à la retraite : laver plus blanc les vilains petits Blancs du premier monde. Comme celle des saints du Moyen-Âge, l’aura du héros cache-misère est supposée rédemptrice. Nous avons tous besoin d’une gomme pour effacer notre médiocrité, mais le Bien incarné, que je sache, n’est pas contagieux. » Régis Debray bouscule, raille les idées reçues et se fraie un chemin là où on l’attend le moins. Il se fend d’une tribune pour rendre les honneurs à Joséphine Baker et la propose au Panthéon. Il se moque des « rebelles » de l’époque en référence à la polémique de Blois : « La rébellion s’est privatisée. La pointe avancée a quitté la sphère du travail pour celle des loisirs, Billancourt pour le Marais, la chaîne pour le lit. »
Pessimisme absolu ? Non, car Régis Debray disserte avec autant de talent quand il s’agit d’honorer tel ou tel écrivain ou artiste. Il rend ainsi, entre autres noms, hommage à Lamartine, Gracq ou encore Laurent Terzieff. C’est dans cette contemplation que Régis Debray se distingue. Renfrogné mais pas paranoïaque. Admirateur de la vie de l’art et des paysages géographiques, il garde un optimisme de la volonté à rebours du propos d’autres intellectuels. Si la concorde républicaine n’est pas excluante mais fédératrice, Régis Debray en est son chantre.
Sa rhétorique est inégalable ; son maniement des mots est précis, percutant ; ses formules claquent avec talent. Son livre est un petit joyau à déguster lentement comme un très bon vin.
Un candide à sa fenêtre.
Régis Debray
Éditions Gallimard
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