« C’est bizarre » aurait murmuré Patrick Modiano quand il apprit sa nomination au prix Nobel de littérature. Une réaction mesurée presque décalée quand on sait le prestige de ce prix littéraire. Mais une réplique en phase avec le personnage et son œuvre qui, depuis son premier roman en 1968, répandent un souffle sur la littérature française semblable aux embruns marins ; invisibles mais marquants.

Aussi élégants soient-ils, l’œuvre de Modiano ne peut se résumer à des titres de romans. Il est suspect ou pour le moins hasardeux de dégager dans son œuvre un livre pouvant constituer une pièce maîtresse. Place de l’Étoile sinon un Pedigree peuvent si besoin est remplir cette fonction. Non pas que les livres de Modiano se ressemblent, tant les thèmes abordés diffèrent, mais instinctivement ils s’assemblent pour donner corps à un style atypique débarrassé des modes et des convenances littéraires.

Cette singularité modianesque tient en partie à cette atmosphère si particulière, que l’auteur a réussi à créer au fil de ses récits. De ses livres se dégagent une brume légère et féérique embaumant ses lignes. On parcourt ses pages en croisant des êtres disparus dont le souvenir hante le narrateur sans que jamais ce dernier ne puisse vraiment reconstituer leur passé. On traverse le plus souvent Paris, mais un Paris sombre, évanescent, dont les rues sont le théâtre d’un passé vivace prêt à surgir au détour d’un détail. Le narrateur restitue des sensations évanouies, des émotions vécues grâce à des fragments de mémoire, des objets, des écrits laissés comme ultime témoignage par des personnes à présent oubliées du monde vivant. Ici, le futur apparaît menaçant. Le présent tourné vers un passé brouillé et mystérieux.

Autobiographiques, ses romans le sont tous un peu. Il y a la récurrence de thèmes tels que l’Occupation, la recherche de l’origine ou la construction d’une identité. Né juste après la Seconde Guerre mondiale, Patrick Modiano garde un lien distendu avec son enfance. Le passé trouble de son père durant la guerre, l’absence de sa mère et la disparition de son frère font de cette partie de sa vie une zone incertaine où, seule la matière littéraire est susceptible de s’engouffrer dans les replis de sa mémoire.
Unique, l’œuvre de Patrick Modiano est également universelle tant sa douce mélancolie résonne comme un lointain écho en chacun de ses lecteurs.

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« Souvent, elle et moi, nous prenions ce même chemin pour rentrer à son hôtel. C’était un détour, mais nous avions l’habitude de marcher. Était-ce vraiment un détour ? Mais non, en y réfléchissant bien, une ligne droite, me semble-t-il, vers l’intérieur des terres. La nuit, le long de l’avenue Denfert-Rochereau, nous étions dans une ville de province, à cause du silence et de tous les hospices religieux dont les portails se succédaient. L’autre jour, j’ai suivi à pied la rue bordée de platanes et de hauts murs qui sépare en deux le cimetière de Montparnasse. C’était aussi le chemin de son hôtel. Je me souviens qu’elle préférait l’éviter, et c’est pour cela que nous passions par Denfert-Rochereau. Mais, les derniers temps, nous n’avions plus peur de rien et nous trouvions que cette rue qui coupe le cimetière ne manquait pas d’un certain charme, la nuit sous sa voûte de feuillage. Aucune voiture n’y passait à cette heure-là et nous n’y croisions jamais personne. J’avais oublié de l’inscrire dans la liste des zones neutres. Elle était plutôt une frontière. Quand nous arrivions au bout, nous entrions dans un pays où nous étions à l’abri de tout. La semaine dernière, ce n’était pas la nuit que j’y marchais mais en fin d’après-midi. Je n’y étais pas retourné depuis que nous la suivions ensemble ou que j’allais te rejoindre à l’hôtel. J’ai eu un moment l’illusion qu’au-delà du cimetière, je te retrouverais. Là-bas, ce serait l’Éternel retour. Le même geste qu’avant pour prendre à la réception la clé de ta chambre. Le même escalier raide. La même porte blanche avec son numéro : 11. La même attente. Et puis les mêmes lèvres, le même parfum et la même chevelure qui se dénoue en cascade. »

Patrick Modiano – Dans le café de la jeunesse perdue.
Gallimard – 2007

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A propos de Julien CASSEFIERES

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