Rich Larson – « Ymir »

Bienvenue à Ymir, Yorick. Enfin, bienvenue à nouveau.

C’est qu’Ymir n’est pas n’importe quelle planète pour Yorick, le chasseur de Grendl (sorte de monstre à la fois mythologique, métaphyisique et technique). En se reveillant du bassin de stase où il a dormi un temps difficilement quantifiable, il découvre avec horreur qu’il est de retour sur la planète glacée, violente et sale qui l’a vu naitre.

Une planète qu’il a fui, il a bien longtemps, pour avoir choisi le mauvais camp : celui de la Compagnie, sorte d’immense consortium gouvernant une bonne part de la galaxie, et qui a un jour reprimé dans le sang le soulèvement de la planète. Une répression affreuse, dont l’action de Yorick fut la clef pour briser les âmes des révolutionnaires (on n’en dira pas plus).

Mais Yorick est de retour, parce que ca chauffe à nouveau sur Ymir. Parce qu’un grendl vient gratter les murs des mines exploitées par la compagnie. Yorick est de retour, et ses fantômes avec lui. Notamment celui de son frère, Thello, dont le sillage semble bien vite refaire surface.

Premier texte long (nous allions écrire long métrage tant son style est visuel et impressionnant) traduit en francais (par le toujours impeccable Pierre-Paul Durastanti) du jeune prodige Rich Larson, 30 ans à peine et déjà auteur d’impressionnants récits courts qui avaient fait l’objet d’une première parution remarquée au Belial, « La fabrique des lendemains », c’est peu dire qu’Ymir était attendu comme une sorte de messie fictionnel par les aficionados de l’imaginaire.

  • In media res : récit d’un monde, récit d’un monstre

C’est peu dire alors que son ouverture impressionne, en plongeant à plein dans un futur délétère quelque part entre Gibson la légende de Bewoulf dont il tire une part de son argument.

Une civilisation déchue entre le cyberpunk et la tech, où on se bourre de drogues de synthèses et de modifications biologiques en tout genre (que l’on passe de la prothèse simple, comme celle de la mâchoire de Yorick à carrément un humain décorporé dans une machine, en passant par des hologrammes, hybridations etc) pour oublier la saleté de la vie quotidienne, qui penche plus clairement du côté d’une description à la Zola (les mines, les ouvriers, le pouvoir) et de Blade Runner que de Gattaca.

Yorick ne dort pas. Il nettoie sa mandibule devant la glace, puis charge le virus de purge dans son injecteur, tout en faisant un scan pour vérifier si ses anticorps sont au poil. Dès qu’il reçoit l’avis favorable, il se pique au cou. Le virus bouffera l’alcool que son foie n’a pas dénaturé. La doxe s’est déjà évacuée, laissant dans son sillage une piste de récepteurs de dopamine grillés.

Il prend ses immunosuppresseurs et se redouche, à l’eau tiède, cette fois. Les événements de la soirée commencent déjà à lui échapper, entraînés dans la bonde. Alors qu’il sort de la cabine, le virus entre en action. Il gagne les toilettes, s’accroupit et se met à chier une diarrhée grise. Il s’observe dans le verre intelligent.

« J’ai tant d’amour à offrir », dit-il.

Il retourne sous la douche se rincer, avant d’aller au bec dispensateur de laine d’araignée afin de s’octroyer deux couches protectrices. Ensuite, il ôte les taches bleues de ses véritables dents – les artificielles sont autonettoyantes – et trouve un distributeur qui dégorge une argile parfumée avec laquelle il se lisse les cheveux. Son reflet paraît toujours émacié, maladif. Enfin, il prend le stimulant dont il déchire le sachet qu’il presse pour le vider dans sa gorge où il sera absorbé lentement.

On y traverse alors un récit d’une impeccable construction, puisant aussi bien dans les thèmes SF que les ambivalences dynamiques (riche/pauvre, le rebelle/le traitre, les frères ennemis), baigné par la crasse et une ambiance étrange de déréalité (le ciel y est une simple projection, qui glitche par moments) et de mort, oscillant entre la froideur de la surface et les elans carnassiers du grendl du sous-sol où bout la révolution et le Styx.

  • L’homme diminué

C’est que cette ambivalence est avant tout celle du récit, qui brasse à la fois un monde, décrit avec précision (et parfois obtus, tant Larson part du précepte que nous en découvrirons les rouages au fil de la lecture) et sa réduction à un unique personnage, ébourrifant, Yorick.

Car Ymir, avec qui il partage un début de nom, est avant tout le cheminement d’un homme, déjà détruit, et dont le livre débute, ce n’est pas anodin, par une forme de nouvelle naissance.

Yorick se réveille mort, ce qui n’a jamais rien de confortable. La poitrine dans un étau, les poumons gelés, pas de rythme cardiaque. Il n’a de membres que fantômes. La panique du cerveau postérieur l’avale en entier. Il ne sait rien, sinon qu’il est seul, terrifié, dans le noir ; chacun des nerfs privés de sensation dans son corps le crie, puis…

La force du récit est alors de prendre à bras le corps cette double naissance (histoire et Yorick) et de traverser l’ensemble des chapitres dans une double grille de lecture, réelle et psychanalytique : le froid de surface et la colère qui bout, le grendl qui court dans les mines alors qu’il jouait, enfant, à éviter leur mère abusive qu’ils surnommaient le grendl, l’avancée vers un point nodal et quasi métaphysique qu’est l’Ansible…

Une part de Yorick se dit : bien. Leur mère mérite sa confusion, sa faiblesse, après tous les coups dont elle les a marqués et tous les mots dont elle les a empoisonnés. Une part de lui a envie de pleurer. Et l’ensemble sait qu’une fois leur mère disparue, plus rien ne les retiendra sur Ymir, son frère et lui.

Yorick est un prophète. Bizarre, déchu : une gueule cassée. Pas étonnant qu’il soit celui qui ne peut  plus parler ou ne peut plus dire, physiquement, par son absence de mandibule.

Car tout le récit, tout son chemin de croix est celui de son refoulement : il a trahi les siens, trahi son frère, surtout, dont il veut se venger pour lui avoir tiré dessus, mais même de cela, même du geste qui nourrit sa colère, il n’est plus très sûr.

Alors pour se sentir vivant, pour cogner les souvenirs, il joue à se faire mal : il abuse des drogues, se brise os et organes, il évacue sa haine lors d’une hallucinée (tiens tiens) fête des morts et de dangereuses gigues.

Il se réveille ancré à ses souvenirs par les accords d’une vieille mélopée courant en lui telles des racines. L’affichage de l’heure sur le verre intelligent indique la fin de soirée. Il a l’esprit brouillé, mais une nécessité apparaît : quitter cette planète. Chaque seconde qu’il passe ici l’érode et le passé se fraie un passage par les fissures.

On pourrait parler ici longuement de sa relation étrange et miroitant vers son frère, évoquer les soutènements des hybridations homme-grendl qui bientôt se mettent en place, noter et applaudir la cassure qui se produit au 2/3 du récit après une course épique sur les glaces, annoter chacune des inventions langagieres ou d’univers brillamment retranscrite par le traducteur (car Ymir est avant tout un grand roman d’action, tendu, et un brillant précis SF), souligner encore et surtout la présence incroyable de la chair dans un récit d’une froideur cosmique comme sa planète.

Mais sous les rires de la hyène, drogue de synthèse qui exacerbe haine et sentiments en un rire dément, il faut retenir cela : sous les agitations d’un monde, Ymir est un scalpel, microscopique, pointu, tailladant les chairs et auscultant à l’échelle d’une planète l’âme déchue d’un enfant qui essaye de ne plus souffrir, d’un adolescent qui a fui sans doute une douleur familiale, et qui décharge sa colère contre l’univers pour ne pas s’effondrer en regardant vers soi.

Ymir est la mise à nu de ce roi. Son chemin vers soi est un chemin de croix. Tordu, épique, douloureux comme une cicatrice qui s’ouvre à nouveau. L’entaille.

Lorsqu’il croisera Thello au mitan du récit, Yorick se verra implanter par ce dernier une balise qui explosera s’il s’éloigne un peu trop : on ne saurait mieux dire le projet du récit. Autopsier le passé, lui coller au cul, forcer à regarder en face ce qui a été refoulé dans les sous-sol glacé. Pour peut-être, à défaut de libérer un monde, se libérer soi. Magnifique.

Le Bélial‘, 384 pages, 23.90 euros. En librairie.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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