L’avenir. Date inconnue. Dans l’immensité de l’espace vogue le Matilda, vaisseau-monde, unique vestige de civilisation d’une planète Terre détruite par un mal mystérieux mais qu’on imagine humain.
A son bord, les oripeaux d’une Humanité en miettes voguent depuis plus de 300 ans vers un avenir qu’on espère meilleur. Une planète, un paradis ?
Mais l’Homme reste l’Homme, et l’Histoire bégaye : des ponts A aux ponts Z, de fonction en fonction (loisirs, champs, artisanat, etc), on dégringole progressivement socialement. Tout en haut, « bien sûr », les Blancs, vivant dans l’opulence relative d’un eden sous cloche. Et en bas, sous les champs chauffés par Petit-soleil, une source artificielle, les Noirs, réduits « bien sûr » en esclavage.
Aster est l’une de ces dominés. Amie du Chirurgien, ce demi-Dieu de bonté respecté, elle jouit et souffre d’un caractère bien trempé, qui la confronte bien souvent aux gardes. Mais la découverte d’un code secret dans les cahiers de sa mère et un drame proche sur le vaisseau vont la pousser à se tenir debout, et affronter l’ordre et son passé.
Joli titre que cet L’incivilité des fantômes, premier roman de l’auteur non-binaire Rivers Solomon (la précision a du sens, nous allons le voir), publié avec éclat dans la belle maison Les forges de Vulcain. Avec éclat parce qu’à la croisée des errements et luttes du monde contemporain, qui le voit tisser tout au long de ses quelques 400 pages un long plaidoyer discret (comprendre : non lourdement didactique) à l’altérité à la difference.
- Freaks in space : récit des fantômes.
Car Aster cumule les « tares », dans cette société : elle est noire (1), femme (2), non binaire (3) et ses tocs et rituels la rapproche, sans que cela soit réellement évoqué, d’une forme d’autisme (4). Ajoutez à cela un Chirurgien dont la préciosité est moquée, sans doute bisexuel, ou Giselle, une amie-ennemie sans doute HPI (haut potentiel intellectuel) et dont les troubles psychiques à tendance psychotiques et bipolaires en fond autant une alliée qu’un danger, et vous comprendrez combien cette brochette de freaks (aux yeux de l’idéal white power cisgenré qui gouverne le vaisseau) mérite, au nom de l’eugénisme social, de disparaitre.
On comprend bien alors comment, en se plaçant sous le haut-patronage des grands récits de vaisseau générationnel ou vaisseau-monde (qui va du Transperceneige à la Nef des fous, en passant pourquoi pas par le Monde inverti de Priest, Croisière sans escales d’Aldiss ou Rendez-vous avec Rama de Clarke) aussi bien que de la littérature noire américaine (on pense forcément à la grande Toni Morrison, et à ses récits hantés comme Beloved), Solomon tente de nouer de manière assez fine la lecture tout à la fois sociétale, historique et intime de la lutte des marges et des opprimés pour modifier en profondeur la société en place.
- vers le c-iel, vers le corps
Tout le récit de L’incivilité des fantômes tient alors au fond déjà dans ses premières pages, où Aster, guérisseuse, doit amputer la jambe gelée d’une enfant dont la gangrène a pris suite à la coupure du chauffage par les haut-pontiens. Le tout en se conformant au langage totalement inclusif du pont où elle se trouve, et en mesurant ses paroles d’une langue non genrée.
Définition du genre, présence du corps, souffrance et pénitence : en opposant les tentations contraires de la froideur métallique à la chaleur du corps, la rigueur du vaisseau à l’humain, le texte sera le récit des membres amputés de la société, ces moignons souffrants et dont on dit bien qu’ils sont parfois des membres fantômes, qu’ils soient noirs, handicapés, LGBT+.
L’odyssée d’Aster, politique, apparait alors aussi comme une odyssée intérieure : au-delà d’une place dans la société, passant de pont en pont tandis que l’étaut qui cherche à les anéantir se resserre, en tentant de « décoder » les cahiers intimes de sa mère Lune, c’est bien à une généalogie qu’elle tente d’appartenir. Qui suis-je ? Par rapport à quoi et à qui ?
La belle intelligence du récit, au-delà de l’empathie dont Solomons fait preuve (et plongeant son lecteur avec elle en ne jugeant jamais ses héros comme « à part ») et des rebondissements du récit, est alors de tisser, entre coups portés et moment d’intimité, une forme de catalogue discret du corps : soin à la vulve et lubrification chaque matin en cas de viol, hystérectomie de rigueur pour éviter les grossesses, mâchoires brisées et onguent sur la peau, amputation et avortement clandestin… Le corps, nouveau vaisseau ?
A travers le corps se joue le droit, pour ces fantômes, d’« être », à travers sa fluidité, son droit au pas de côté, à la réinvention. Qui je suis au sein de tout cela ? Pourquoi tel pont plutôt qu’un autre ? et qui peut m’ôter le droit par la force de dire « je » ou « iel » ?
S’il perd un peu cet horizon dans un dernier tiers bien plus orienté action (bien plus classique voire plat, et qui peine à se réinventer au-delà des codes et cadres du récit), en décrivant avec force une société morcelée et en renouvelant « Ad Astra » la lutte des opprimés et des fantômes, L’incivilité de fantômes révèle peu à peu un conte qui lorgne autant du côté de l’Entertainment pur (que l’on ne s’y trompe pas, il regorge de belles séquences d’actions, de tension, de rebondissements) que de la fable hantée. Ad astra per apera : Vers les étoiles, à travers les difficultés.
Editions Aux Forges de Vulcain, 400 pages, 20 euros. En librairie.
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