Robert McCammon – « Zephyr, Alabama »

Sale temps, pour Zephyr.

Zephyr, Alabama, c’est cette petite ville où il ne se passe pas grand-chose : chacun va devant soi jusqu’à son trépas, les shérif changent, le coiffeur cancane, on y rosse un noir ou deux par habitude haineuse, USA represents, et le lait y est livré en temps et en heure par Monsieur Mackinson père, parfois accompagné du jeune Cory, 12 ans, notre narrateur.

Bref tout va pour le mieux du monde, les arbres bordent les rues paisibles, un grand barbecue brûle lors du 4 Juillet. Tout va pour le mieux jusqu’au jour où Cory accompagne son père lors de la traditionnelle tournée, et qu’il assiste à un accident : une voiture fonce à toute berzingue dans le lac, et s’y englouti, emportant avec elle son unique occupant mutilé, malgré les efforts désespérés de son père.

Le cadavre va les hanter tous deux, comme un sale présage, et Cory décide alors de démarrer l’enquête et de raconter son histoire.

Et la magie a un cœur solide, très solide.

Ainsi démarre le petit bijou « Zephyr, Alabama » de Robert McCammon, déjà paru en 1993 (il y a un monde, donc) mais réédité chez les impeccables Monsieur Toussaint Louverture, avec le soin éditorial qu’on leur connait.

Le terme de bijou n’est pas si innocent, quand on lit ce roman qui se vit comme ces petits cailloux taillés patiemment, semblant briller initialement d’une nostalgie naïve pour mieux dévoiler une noirceur assez inattendue qui semble bruisser au bord de chaque page.

Ainsi, si on craint d’abord l’évidence de cette recherche pseudo-policière et les contours clichés (la petite ville US, l’enfance, blabla), se dégage très vite une impression d’inquiétante étrangeté, de fausse patience, dans ce suivi des saisons d’une année à Zéphyr, qui semble enchâsser le récit initial bien loin de l’immédiat sentiment de temps dans une bouteille.

Et si on pense à un père fondateur, c’est alors sans doute le Stephen King mélancolique et nostalgique, celui de Ça ou de la nouvelle Le corps, ou mieux, au Spielberg obsédé de l’enfance, tendance E.T., ou des films Amblin.

Car il se trace, sous ce récit fortement biographique (le jeune garçon rêvant d’être écrivain, tiens, tiens), souvent naïf, la même chaleur dorée de ces enfances au soleil, la même suavité de ces lieux sans temps où on venait chez le barbier écouter les récits de Whyatt Earp ou que l’automne embrasait les rues et les âmes d’une couleur sépia.

Bientôt, tout sera en plastique, dit Vernon tout en redressant une maison miniature. C’est ce que nous réserve l’avenir. Du plastique partout, à perte de vue.

Un monde qui s’apprête à disparaitre, pour le pire comme pour le meilleur : un supermarché commence à se construire et à menacer les commerces, le Vietnam plane déjà comme un bourbier plutôt que comme un horizon, les droits civiques progressent aussi vite que la violence du KKK, et un pasteur s’y époumone en vain contre l’étourdissant Get Around des Beach Boys.

Et c’est dans ses tentations contraires que le roman, difficile à catégoriser, va trouver son envol.

Car sa véritable beauté, tout en conservant l’ensemble des marqueurs des romans du Sud (communauté, ruralité, religion, mais aussi racisme ouvert), est de parvenir à les pondérer, les décadrer, en les soumettant à une forme de réalisme magique étrange, qui lorgne du côté de l’animisme (l’attaque des guêpes en pleine messe, le poisson-chat mystique auquel le village rend hommage), le fantastique (une séquence à demi rêvées ou un jour de fin d’écoles, enfants et chiens voient des ailes magnifiques se déployer pour les emporter au loin), qui ponctuent le déroulé de ses saisons douceureuses, apparaissant sans coup férir, puis s’évanouissant.

Personne, murmura-t-elle, personne ne grandit jamais vraiment.
(…)
Ils paraissent grands, continua-t-elle. Mais c’est un leurre. Ce n’est que le masque du temps. Au fond de leur coeur, les adultes sont toujours des enfants. Ils voudraient continuer à sauter partout, à jouer, mais ce lourd masque leur pèse sur les épaules. Ils voudraient se débarrasser des chaînes que le monde leur a passées, arracher leurs montres, leurs cravates et leurs chaussures cirées pour aller s’ébattre tout nus – ne serait-ce qu’une journée – dans le ruisseau où ils allaient autrefois se baigner. Ils voudraient retrouver le goût de la liberté, avoir des parents à la maison qui s’occupent de tout et les aiment quoi qu’il arrive. Même derrière les yeux du plus méchant des hommes, on devine un petit garçon effrayé, qui essaie de se cacher dans un coin où le mal ne pourra pas l’atteindre.

L’intrigue devient alors secondaire, rongée par les images étourdissantes, et ce percement, avec toutes les tentations contraires qu’il contient, est le cœur du récit.

McCannon le révèle lui-même, lors d’une magnifique séquence condensée de tout ce que peut être ce roman : Cory est invité à diné dans le plus grand manoir de la ville, celui des Thatcher, par Vernon, le fils fou qui se balade nu comme un ver dans la ville, et que tout le monde moque et respecte par son simple patronyme. Là, dans ce Xanadu gothique, il découvre que Vernon, parfaitement sain d’esprit ou presque, a bâti un immense circuit de train miniature qui reconstitue l’ensemble de la ville de Zephyr, dans ses moindres détails jusqu’à chacun de ses habitants, aussi nus que lui. Et qu’il avait écrit, il y a longtemps, un magnifique roman ode à cette ville, que les publicistes de New York l’ont forcé à maquiller sous un slasher dégueulasse, avec boucher cannibale et épouvante en carton.

C’est bien entendu, la ficelle est jolie même si parfois grosse, de son propre roman que McCammon parle. La fiction, cette lettre d’amour bizarre et décadrée, cet élan sincère qui se cache parfois (et se gâche) sous le cynisme du réel.

Nous venons au monde pleins de cyclones, de comètes et de feux de forêt. Nous naissons capables de lire dans les nuages, de chanter avec les oiseaux et de voir notre destin dans les grains de sable. Mais en grandissant, nous perdons tout ça à coups d’éducation, d’instruction religieuse, de peignes et de gants de toilette. On nous force à marcher droit et à être responsables. On exige que nous nous conduisions comme des grands, des adultes, bon sang ! Et vous savez pourquoi ? Parce que ceux qui nous le demandent ont peur de notre liberté et de notre jeunesse. Parce qu’ils sentent en nous cette magie qu’ils ont laissée dépérir en eux, qu’ils sont amers et honteux d’avoir perdue.

Le Bildungsroman devient celui d’un apprentissage de la réalité, à la fois pour Cory et le récit tout entier : dans sa violence, dans sa complexité, mais aussi dans tout ce qu’elle nous refuse, en grandissant.

Et par ses renoncements, aussi, appris à la dure, ce qu’il peut exister de lutte : dans un second mouvement de lecteur, le roman apparaît, dans son univers sous cloche, comme un dernier bastion, tentative vaine de faire résonner chez l’adulte l’harmonique de nos joies d’enfance, de ces riens qui étaient tout. Ce qui, sous l’adulte, peut se préserver.

Un univers où dans sa toute puissance, l’enfance peut, encore : un endroit où on peut sauver un chien qui s’en va par sa simple prière, où les méchants sont châtiés, un monde où les fantômes vont et viennent, cachés sous le lit ou errant dans la ville d’automne. Un monde où la fête foraine, lieu des délices, recèle des miracles tristes.

Sur la tente au miracle, il est écrit TEMOIN DU MONDE PERDU. On ne saurait mieux dire.

Monsieur Toussaint Louverture, 624 pages, 20.90 euros. En librairie.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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