Robin Moore – « The French Connection » (1969)

En 1971, French Connection rapportait plus de 75 millions de dollars (pour un budget inférieur à 2 millions) dans le monde. Le 10 avril 1972, lors de la 44ème cérémonie des Oscars, il récoltait cinq trophées de poids : Meilleur film, Meilleur réalisateur, Meilleur acteur pour Gene Hackman, Meilleur scénario adapté, Meilleur montage. Deux ans avant L’Exorciste, son cinéaste William Friedkin explosait auprès du grand public, tandis que son producteur Phillip D’Antoni, déjà derrière Bullitt, se posait comme l’un des artisans du renouveau du polar américain. Dans une approche réaliste et sans concession, Friedkin bousculait les codes en vigueur, en relatant une incroyable histoire vraie. Il parsemait son métrage de morceaux de bravoure filmiques mémorables (la fameuse course-poursuite entre une voiture et le métro aérien de New-York). Œuvre phare du Nouvel Hollywood, son aura n’a jamais diminué au fil des années. Outre son sujet, par essence captivant, elle disposait d’une matière première haut de gamme : un roman éponyme signé Robin Moore en 1969. Il s’agissait du deuxième ouvrage d’un auteur déjà adapté auparavant avec un certain succès commercial, sur Les Bérets Verts de Ray Kellogg et John Wayne. Une transposition qui constituait à plusieurs titres une trahison de la part des producteurs et de la tête d’affiche : la charge critique ayant été transformée pour virer à la propagande. Ce coup d’essai pose les bases de son écriture. Il fut le fruit d’une observation au cœur des forces spéciales qu’il avait intégré au sortir d’études fructueuses à Harvard et d’un service au sein de l’US Air Force durant la seconde Guerre mondiale. Il développait alors un style immersif et documenté, au travers duquel il allait s’atteler à décrypter le monde contemporain. The French Connection qu’il publie en 1969, trouve ses racines dans l’enquête menée par les policiers Eddie Egan et Sonny Grosso au début de la décennie 60. Véritable best-seller à sa sortie, le livre ne sera disponible en France que quatre ans plus tard en 1973. Entre temps, le film aura éclipsé des mémoires son origine littéraire. L’éditeur Façonnage dont nous avions plébiscité dans ces colonnes plusieurs ouvrages (Jim Carrey, L’Amérique démasquée d’Adrien Dénouette, Vigilante – La justice sauvage à Hollywood de Yal Sadat,…), a eu la bonne idée de sortir ce titre de l’oubli. Il intègre ainsi sa collection Remake (« une série de romans oubliés ou inédits, qui ont inspiré des œuvres légendaires du cinéma, publiés dans des éditions augmentées exclusives »), inaugurée en 2022 avec la parution de The Warriors de Sol Yurick. Il fait ainsi l’objet d’une remise au goût du jour, agrémentée d’une préface de George Pelecanos, d’une postface de Sonny Grosso, de suppléments critiques par Yal Sadat et Vincent Malausa ainsi que de nombreuses illustrations et documents d’archives enrichissant la lecture. Retour sur une pépite injustement méconnue.

Dans les premières pages du chapitre inaugural, se succèdent deux allusions au cinéma, d’abord à l’actrice Kim Novak puis au film de gangster des années 30. Ironie involontaire, le septième art vient titiller le réalisme d’un roman, qui sera partiellement occulté des esprits, en raison de son adaptation pour le grand-écran. Robin Moore ouvre The French Connection dans une quotidienneté telle qu’il ressent la nécessité de recourir à la référence. Cette normalité apparente correspond au train-train de deux policiers new-yorkais, surpris par un profil inhabituel, celui de Patsy Fuca, un propriétaire de café fréquentant l’un des clubs les plus huppés de la ville qui ne dort jamais. Tout commence ainsi par un hasard, une coïncidence dans instant banal, l’exceptionnel se trouve dissimulé au milieu de l’ordinaire. Mêlant immédiatement efficacité et profusion d’informations détaillées, Moore nous plonge aux origines d’une enquête hors du commun. Il prend le soin de présenter ses protagonistes et exposer la situation avant que ne débute franchement l’investigation. Il nous invite à découvrir de l’intérieur les coulisses de ses étapes clés. Sa mécanique haletante se lance définitivement avec l’enchaînement successif de la mise sur écoute de Patsy et d’une filature relatée au plus près, quasiment en temps réel. Il retranscrit la dimension périlleuse de la mission : constamment ou presque, les choses ne tiennent qu’à un fil. Elle manque d’ailleurs d’échouer ou de capoter avant même son démarrage. Ensuite, la surveillance, pure scène d’action littéraire, se pose en redoutable pic de tension où l’auteur use de ses mots telle une arme imparable, comme le fera Friedkin avec sa caméra. À noter que des photos des différents lieux et personnages viennent ancrer davantage encore le récit dans le concret, apposer un irréfutable supplément d’authenticité. La précision et la rigueur narrative, n’excluent pas les digressions, à l’instar de la relation entre Carol et Egan, entrecoupant un climax. Une manière pour l’écrivain de feindre une redescente (il semble se plaire à inspirer à son lecteur des sentiments d’addiction en rapport avec son sujet) pour mieux nous éprouver en fin de parenthèse. L’issue malheureuse de cette traque met en exergue une évidence, les nombreux obstacles qui attendent les deux officiers. Ils ne réalisent à ce stade pas encore dans quel engrenage ils ont mis le doigt. Dès lors, ellipses, changements de points de vue et déplacements géographiques vont venir étoffer le tableau, intensifier et densifier une intrigue passionnante. Alternativement, l’auteur nous immerge au fur et à mesure auprès des différents maillons de la chaîne et offre ainsi une ampleur croissante à son ouvrage. Flashback dans le récit, histoires dans l’histoire (qu’est-ce qui relie un animateur télé sur le déclin à des gros poissons du trafic de drogue international ?), sens du détail captivant (la pénurie d’héroïne, est-elle réelle ou la résultante d’un stratagème cruel ?).

Robin Moore n’hésite pas à bousculer de manière décisive sa narration comme lorsqu’à mi-parcours, il propose un suivi journalier de l’enquête durant plusieurs chapitres ou l’instauration d’un compte à rebours implicite (l’expiration annoncée des mandats de perquisition). Il vient subtilement doper son style, parfois par un simple changement de temps à l’intérieur d’une phrase, indiquant en creux la fin du récit avant qu’elle ne soit effective. Moins une manière de dénuder l’intrigue, qu’une façon de relancer le suspens par des révélations. La curiosité ne porte alors plus sur le dénouement en lui-même, mais le comment cette issue est devenue possible. Roman haletant et réaliste, nourri par une précision documentaire qui fait mouche, The French Connection ausculte par un prisme criminel et donc illégal, les mutations d’un monde et sa recomposition. La fameuse connexion du titre a en ce sens une dimension avant-gardiste. Un super polar, à la fois riche, accrocheur et accessible qui inspirera un film de légende. Assurément, les deux œuvres peuvent tout à fait coexister sans se faire de l’ombre. L’écrivain propose une approche plus factuelle, large et complète de l’histoire, imposant une langue qu’il continuera d’affûter au fil de sa carrière. Moore a laissé derrière lui près d’une soixantaine d’ouvrages, dont une quantité élevée de « Connection » (Italian/Terminal/Washington/New York/Moscow…) et des suites aux Bérets Verts. Il replongera dans l’envers du décor de la French, en changeant cette de point de vue en plus de féminiser celui-ci, en 1977, signant Mafia Wife aux cotés de Barbara Fuca.

Passé la précieuse découverte de ce hit oublié, il convient de dire quelques mots du formidable travail éditorial proposé sur cet ouvrage par Façonnage. Une approche qui n’est pas sans rappeler celle du monde vidéo (depuis l’avènement du DVD), ici adaptée au domaine littéraire, avec des « bonus » avant, pendant et après la lecture. Étrangement, Ouvrir la voie, la préface de George Pelecanos, porte exclusivement (et non sans intérêt) sur le long-métrage de William Friedkin : « Le film policier le plus réaliste de son époque, un statut et un honneur qu’il conservera durant de nombreuses années ». Intéressant mais plus attendu que les autres ajouts et apports. À commencer par l’entretien avec Sonny Grosso, qui revient sur sa collaboration avec Robin Moore, en évoquant un « rêve de gosse », puis comment le cinéma et le réel se sont liés dans sa vie ainsi que celle de son partenaire Eddie Eagan. Il fut conseiller technique (notamment sur French Connection et Le Parrain, dans lesquels il apparaît également), acteur et producteur (au cinéma et à la télévision). Celui qui devint dans le film de Friedkin, l’inspecteur Buddy Russo, incarné par Roy Scheider, inspire indirectement un excellent texte de Yal Sadat, Le réseau du plus fort, citant à deux reprises une réplique de The Seven Ups ( « On a plus le temps ! » ), film dans lequel l’acteur incarne un nouvel avatar du policier, Buddy Manucci. Un solide polar seventies réalisé par le producteur Phillip D’Antoni venant parachever une trilogie également composée de Bullitt et French Connection, qui mérite, soit-dit en passant, qu’on s’y intéresse. Le critique arrive en peu de pages à entremêler de manière rigoureusement ordonnée des considérations artistiques, historiques et politiques (il parle de « fresque marxiste »), avec un esprit de synthèse et une totale clarté. Brillant de bout en bout, il parachève son texte et sa réflexion en pointant Sorcerer (toujours avec Roy Scheider) telle l’antithèse de French Connection , « abolition » de la notion de vitesse dans le travail de William Friedkin et témoin impuissant d’un nouveau bouleversement au cœur d’Hollywood : le succès de Star Wars. Des considérations passionnantes, au service d’une édition haut de gamme et absolument recommandable.

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A propos de Vincent Nicolet

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