C’est une catastrophe : au loin, des panaches de fumée. Oasis luxuriant où s’écoulent tant bien que mal les jours d’un temps qu’on dirait suspendu (nous comprendrons plus tard pourquoi), la tranquille petite île de Benares au large de la Colombie Britannique ne le sait pas encore, mais ce présage funeste annonce l’arrivée imminente d’un cataclysme. Un ? Non, deux : yin et yang de la furie, un duo de petits garnements débarque au paradis pour les vacances, bien décidés à essaimer le chaos à coup de vitres cassées, effronteries et taureau de compétition repeint en pois bleus.
A ma gauche, à tout seigneur tout honneur, l’orphelin turbulent, multi-millionnaire malgré lui, l’enfant maudit des institutions privées, Barnaby Gaunt. A ma droite, Christie, abandonnée par son père alcoolique, que la mère harassée de travail envoie chez une ancienne connaissance pour multiplier au calme les petits boulots.
C’est peu dire qu’ils secouent les habitants de cette île, adultes vieillissants dont les enfants sont tous morts ou disparus pendant la guerre. Et si le bon sergent Coulter, représentant de la loi au cœur brisé, parvient à obtenir un peu de paix entre eux deux en les faisant nettoyer le cimetière de la ville, cela va être une autre paire de manches de faire admettre aux adultes la vérité cruelle : l’unique raison de la présence de Barnaby sur cette île est une machination machiavélique de son propre oncle destinée à le tuer pour récupérer l’héritage.
- Sa majesté des Mioches
Après l’éblouissement total de Watership down, c’est peu dire qu’on attendait avec impatience la suite des péripéties littéraires de Monsieur Toussaint Laventure, la collection jeunesse de Monsieur Toussaint Louverture, le toujours impeccable éditeur de pépites.
C’est donc par cet opus gothique et grinçant, « Et c’est comme ca qu’on a décidé de tuer mon oncle » (titre dont l’honnêteté amorale n’est plus à prouver) que l’on continue notre voyage vers les rives des ouvrages inconnus, perdus, retrouvés, dont l’éditeur défricheur s’est fait une spécialité.
« Cette île est la plus belle de toutes, mais elle est maudite. […]Elle est hantée.[…]En deux guerres mondiales, trente-trois hommes l’ont quittée pour aller servir leur pays. Il n’y en a qu’un qui est revenu. Vous voyez le sergent, là-bas sur le quai ? C’est lui. Les autres sont tous morts. Tous jusqu’au dernier. S’il y a bien une île en train de s’éteindre, c’est celle-ci. » (p.8)
Edité pour la première fois en 1963, sous pseudonyme d’homme (Rohan s’appelant en fait June Margaret O’Grady), adapté en film à succès puis oublié pendant plus de 30 ans, ce drôle de conte d’apprentissage pour la première fois traduit en français possède pourtant l’ensemble des éléments inhérents au genre : un duo de garnements très Grimm, un Barbe-Bleue ravissant et inquiétant (l’oncle), une nature luxuriante et dangereuse (la plage de la Mort, la jungle), un couguar façon Kipling (Une-Oreille, pourchassé par les hommes, ridiculisé par les enfants), un idiot du village prompte victime prête à porter le chapeau, et la tendresse face à la cruauté, partout.
Il y aura du suspens, il y aura des rebondissements, des rires et des bêtises. Il y aura de l’aventure, il y aura de la peur.
Il y aura des absents, surtout.
« Les enfants erraient tristement entre les tombes. » (p. 297)
Car s’il n’y a pas à proprement parler de fantôme dans cette histoire lugubre, le deuil et la mort y rôdent partout, à chaque phrase, à chaque respiration, plus encore que le mal : du cimetière où les enfants deviennent amis et où ils reviennent sans cesse pour prendre soin des défunts à Dickie, l’enfant disparu dont on ne parvient à faire le deuil et dont les parents ivres de douleur prennent Barnaby pour la réincarnation, en passant par le statut même des enfants (un orphelin, une fille de disparu alcoolique) ou de certains adultes (le sergent Coulter, amoureux fantôme de la femme du révérend, et portant la culpabilité d’être le seul à être rentré vivant), du meurtre planifié par les adultes (la guerre, l’oncle) à celui orchestré par les enfants pas très loin du monuments aux morts, les lieux comme les Hommes portent tous le poids des âges, de l’absence et de la Mort. De l’Histoire.
Comment comprendre le monde après les camps (évoqués au détour d’une phrase) ? Comment grandir et faire grandir dans un monde post-Shoah et post-Hiroshima ? Comment y être Homme ?
- Kids.
Peut-être, Rohan nous souffle-t-elle en faisant progressivement glisser le récit du regard des adultes à celui des enfants (comme si le livre avait autant besoin d’être lu qu’eux être regardés) et en gardant dans sa narration une perpétuelle distance avec le morbide et de toute forme de leçon de morale, peut-être avec la seule a(r)me qu’il nous reste : un sourire de galopin guilleret, des bêtises de gosses un peu trop dissipés parce qu’ils n’attendent que d’être aimés, du rire, grinçant et cynique parfois, mais qui seul permet de traverser sans encombre les pages de la vie et de ce qui aurait pu être le crépusculaire roman d’un monde sans avenir.
Bien sûr, le roman de Rohan’O’Grady a vieilli. Bien sûr, son intrigue se perd aujourd’hui parfois en rebondissements convenus tant il a dû inspirer les auteurs à venir, et il ne s’y passe parfois pas grand-chose dans un récit qui traîne un peu.
Mais si les livres et les contes sont là pour nous enseigner, parfois, ce qu’est la vie, alors celui-ci transmet ce qu’il y a de plus précieux. Face à la méchanceté du monde, face à la cruauté infinie des hommes, make’them’laugh.
Car il ne faut pas croire que le roman prenne le parti du deuil, au contraire. Il se cabre même sur sa légèreté au milieu des flammes. Tout ira bien, tant que tout cela reste un jeu. Dans cette île dévastée où poussent les roses et le silence (Benares n’est-elle pas en Inde aussi la ville des morts ?), il y aura, grâce aux enfants, de l’action, des éclats, et un perpétuel rai de lumière et de vie. Clic, clac, Kodak, capitaine.
Dans le grand cimetière au bord de l’eau, où les ronces reprennent à peine le récit terminé, un sourire malicieux, un sourire félin, d’Une-Oreille ou de Cheshire : un sourire à la face de la mort.
Monsieur Toussaint Louverture, 304 pages, 17.50 euros. En librairie.
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