S’il fallait commencer par une référence cinématographique pour tenter de rendre compte de la teneur singulière de Galerie Noir, c’est sans doute du côté de David Lynch qu’il faudrait se tourner, notamment ce moment de Lost Highway où Bill Pullman semble littéralement avalé par l’obscurité de sa maison devenue labyrinthique. C’est à une semblable plongée dans les ténèbres que nous convie Sébastien Gayraud, auteur de livres sur le cinéma « mondo » (Reflets dans un œil mort, en collaboration avec Maxime Lachaud), sur Joe d’Amato et d’un premier roman intitulé Camera Obscura (l’obscurité déjà !). Galerie Noir, publié aux éditions Rivière Blanche (la référence n’échappera pas à tous les amateurs de romans populaires) aurait pu s’inscrire dans la lignée de cette « littérature de gare » aujourd’hui plus ou moins disparue. Avec ce personnage désigné comme le Voyeur et cette immense tour high-tech au cœur de la cité, on songe d’abord à un petit roman jadis écrit par Jean-Pierre Bouyxou (L’Epiée nue) où un tueur psychopathe profitait de sa vue imprenable sur la capitale pour aller violer et assassiner des jeunes femmes solitaires.
Mais cette piste est immédiatement écartée après un premier chapitre désigné comme l’ « Entrée ». Si le Voyeur se rend dans cette tour Antenna bâtie par un architecte démiurge et mégalomane, c’est pour visiter un lieu à la fois secret et mystérieux : la « Galerie Noir ».
A partir de ce moment, le livre mute en un objet insaisissable, sorte de kaléidoscope fascinant où des bribes de récits en miettes se mêlent à des considérations sur l’Art, la société, le cinéma, les images mais aussi à des descriptions d’œuvres fictives (peintures, installations, films, photos…) ou réelles (voir le court paragraphe sur Ibiza et More de Barbet Schroeder).
Au cœur de ce musée sibyllin se meut un ensemble de personnages énigmatiques : un professeur de cinéma, un collectionneur compulsif, un terroriste… Toutes ces silhouettes ne pourraient en former qu’une, celle d’un auteur dont elles seraient à la fois des doubles et des projections mentales (notons au passage que Sébastien Gayraud est professeur de cinéma). Et c’est ainsi qu’il faut envisager Galerie Noir : un « roman cerveau » dont l’architecture ne cesse de se modifier au gré des pages, à l’instar de La Maison des feuilles de Danielewski. Cette « galerie Noir », c’est la projection de tous les fantasmes de l’homme, une spéléologie intime dans les recoins les plus noirs de l’âme. C’est en même temps une méditation sur les images et l’Art en ce sens que l’auteur interroge les limites de la représentation en nous offrant quelques visions horrifiques insoutenables et en les confrontant à l’état d’un monde en déliquescence où la réalité se charge de faire pire que la fiction (évocation des massacres des Khmers rouges, de faits divers criminels, de tueries de masse…)
En filigrane se dessine une vision très critique d’un monde au bord de l’implosion où l’Art (contemporain) et la critique radicale qui fut son essence a abdiqué au profit du cynisme marchand :
« L’art contemporain n’est qu’un tas de merde. C’est une arnaque mise au point dès la fin des années 60 pour permettre à deux mafias de prospérer, l’une financière pour blanchir son capital, l’autre politique pour diffuser sa propagande. »
Sébastien Gayraud analyse avec acuité un processus de destruction : destruction des idéaux libertaires au profit du nihilisme libéral, destruction d’un monde « physique » (qu’il s’agisse du collectionneur ou de certaines installations, il est beaucoup question des « rebuts » de la société de consommation et d’une certaine idée de la culture populaire : VHS, BD…) au profit de la glaciation numérique…
Galerie Noir est une œuvre à la fois déconcertante et très personnelle. Chacun pourra y trouver un peu de soi, de son rapport au monde et aux images qui tapissent désormais notre imaginaire. Au cœur de ce « monolithe » (pour rester dans cette idée de l’objet noir recelant tous les mystères du monde) se nichent de multiples secrets, des réminiscences d’histoires d’amour évanouies, de visages aimés et de gouffres qui s’ouvrent sous nos pieds.
De cette lecture envoûtante, on ressort avec l’idée qu’il manque des pièces au puzzle, que quelque chose persiste à se dérober. Peut-être parce que Sébastien Gayraud parvient à prendre le pouls d’un monde instable, au bord de l’effondrement où chacun finira prisonnier de sa propre tour Antenna et de son tapis d’images monstrueuses…
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Galerie Noir (2019) de Sébastien Gayraud
Editions Rivière Blanche (n°123)
ISBN : 978-1-61227-878-0
256 pages – 20 euros
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