« On m’avait appris la peur, des hommes, des ogres, des forêts et des loups. » C’est par ces mots que débute À la bouche, le nouveau roman de Séverine Danflous. Des mots qui nous projettent immédiatement vers les territoires du conte et de l’imaginaire. Il y est question de maison qui fuit, de bois profonds, de rivière où l’on va nettoyer le sang d’une blessure inguérissable. Et puis d’une femme… Une femme dont la voix prend en charge la première partie du récit. A la fois fée et sorcière, reine « fêtée aimée gâtée » mais également « reine de la nuit dépenaillée ».

L’héroïne raconte sa rencontre avec un homme, les affres d’une relation charnelle où les plaisirs se disputent à un farouche désir de liberté et d’indépendance. A l’instar du toit sous lequel cette idylle se noue, cette histoire d’amour prend l’eau et évolue au rythme des malentendus. L’homme la considère comme son objet, sa chose qu’on exhibe tandis qu’elle lutte pour son autonomie et sa liberté. L’enjeu est de retrouver sa voix (sa voie également), ne pas s’anéantir dans l’illusion d’un amour fusionnel :

« Nous parlons d’une seule bouche. C’est dangereux de fondre sa bouche dans une autre. J’ai mis du temps à le comprendre.

Il a cousu ma bouche, tout court. »

Présenter de cette manière, le lecteur pourrait craindre un récit lourdement métaphorique sur la manière dont les hommes subtilisent aux femmes leur parole. Mais en adoptant cette forme du conte, l’autrice parvient à creuser avec beaucoup plus de subtilité les enjeux de la fable. Il s’agit de faire ressentir cette forme de dépossession au cœur même des entrailles et du corps. Car l’héroïne donne naissance à un enfant, et à l’évocation de la féminité s’ajoute désormais celle de la maternité. Là encore, rien de naturaliste dans cette approche mais une manière très incarnée de faire ressentir cette mue, ce corps qui change, le rapport au nouveau-né et le désir de ne pas se plier aux assignations du maître de maison qui l’a voulu mère.

Dans A la bouche, tout peut se résumer à une histoire d’enfermement : enfermement dans des rôles (femme telle que la désire le regard de l’homme, mère…), de cordon qu’il faut couper, de murs à briser et de prisons desquelles il faut s’échapper. L’une des forces du livre, c’est qu’il va offrir une voix à celui qu’on identifie dans un premier temps comme le « bourreau ». L’homme va pouvoir donner son point de vue sur cette histoire (« je suis l’objet de maintes calomnies dont je dois aujourd’hui me défendre »), apportant ces nuances et cette forme de complexité qui font l’essentiel des relations humaines. Là encore, il ne s’agit pas de jouer la carte de la psychologie ou de l’étude naturaliste mais de rester à la hauteur du conte. Conte que prolongera le récit du « petit bonhomme » dans un troisième temps, où Séverine Danflous retrouve les accents de La Nuit du chasseur avec cette femme et son enfant qui fuient l’ogre à la recherche d’un « trésor » bien dissimulé dans une poupée. Dans ce dernier mouvement se dessinera une forme de transmission (de l’imaginaire, de la fiction…) permettant d’affronter le monde et de vaincre les terreurs enfantines.

L’une des beautés du livre, c’est de parvenir à nous faire partager ces points de vue en adoptant des styles différents. Au découpage en trois parties répond la voix heurtée de la femme qui s’exprime de manière saccadée, répétant trois fois les mêmes choses sous forme de synonymes. Lorsqu’elle évoque les mots de l’homme, par exemple, c’est de cette manière : « Non, les siens sont ceux de la raison docte, des mots vitrifiés vérifiés soupesés, des mots sans fards sans apprêts sans cosmétique. » De son côté, le style est plus sobre, plus « logique » : « Pourtant, je n’aimais pas son énonciation tortueuse. En inclinant sa bouche, légèrement de travers, elle s’ingéniait à m’irriter à force de reformuler toute chose. C’était comme un bégaiement. ». Ces deux exemples traduisent, à leur manière, ce qu’expriment ces différents points de vue : cet homme et cette femme ne partagent pas la même langue, le même territoire que pourraient circonscrire des mots communs.

Pour l’héroïne, il s’agit donc, avec ses mots à elle, de se reconstruire et de retrouver un terrain à la hauteur de sa langue et de son imaginaire. Un territoire où son fils pourra apprendre à évoluer et grandir. En toute liberté.

***

À la bouche (2025) de Séverine Danflous

Marest éditeur, 2025

ISBN : 979-10-96535-73-6

121 pages – 14€

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