Carlotta Films, distributeur et éditeur vidéo, poursuit sa série d’ouvrages sur le Cinéma avec ce deuxième titre : un beau livre consacré au couple de photographes américains, Morris Engel et Ruth Orkin, qui se lança dans le cinéma au début des années 50.
Malgré qu’on l’ait un peu oublié, « Le Petit Fugitif », le premier film tourné en autodidacte par Engel et monté par sa compagne, est d’une importance capitale dans l’histoire du Cinéma. Primée « Lion d’Argent » en 1953 à la Mostra de Venise, remarquée par André Bazin et les futurs cinéastes de la Nouvelle Vague, cette œuvre établira un pont entre la modernité européenne (avec le Néo-Réalisme italien pour matrice) et les Etats-Unis. « Premier » film indépendant américain, « Le Petit Fugitif » est caractérisé son réalisme semi-documentaire, ses improvisations, et par des conditions de réalisation très atypiques (budget limité, équipe réduite, tournage en extérieurs avec des acteurs et des figurants non professionnels, dialogues et scénario très succincts…).
Pour ce film, le cinéaste développera même une caméra 35mm légère et mobile, sorte de prototype de la steadycam, qui sera mise au point par Charles Woodruff. Engel sera un précurseur à bien des titres : il devancera « Shadows » de John Cassavetes et « les 400 coups » de François Truffaut (deux réalisations de 1959 qui lui doivent énormément), et la fondation de la « Film Makers Cooperative » en 1962 (par Jonas Mekas, Shirley Clarke, Stan Brakhage…). Le réalisateur ouvrira aussi la voie du « Cinéma Direct » en son synchrone avec son troisième long métrage, « Weddings and Babies », en 1958.
Un temps éclipsée par le cinéma, l’œuvre photographique du duo, une photographie de rue dans la « tradition » de l’école documentaire d’après guerre, sociale mais résolument urbaine, et déjà narrative dans son séquençage, est remise à l’honneur dans le très bel album qui ponctue cette monographie, écrite par Stefan Cornic.
Morris Engel, « Fred the Shoeshine Boy », 1947
Ruth Orkin, « Mother and baby in gutter, Horatio and Washington Streets », 1947
Les titre et sous-titre de l’ouvrage – « Outside. Quand la photographie s’empare du cinéma » – posent par leur accroche sensationnelle le caractère révolutionnaire de l’œuvre. Pourtant, chez ces « outsiders », venus de la photographie, il n’y a guère de putsch avant-gardiste ni d’ardeur manifeste, mais au contraire une certaine humilité, celles de pionniers trop occupés à inventer un geste, très artisanal, pour en faire la publicité. L’amateurisme sera même la plus grande vertu de leur cinéma : une manière de ne pas reproduire les conventions, qu’elles soient techniques ou narratives, pour puiser davantage dans leurs instincts de photographes. Ce sera donc aux exégètes de l’œuvre, qui ont milité pour sa reconnaissance, sa préservation et sa diffusion, d’en établir l’invention « radicale ».
En France, c’est Alain Bergala, critique et enseignant qui s’y emploie ; outre-Atlantique, ce sont la documentariste Mary Engel, fille de Morris Engel et Ruth Orkin, et Anna Mora, la conservatrice du département Cinéma au Moma de New York, en charge de la préservation des films d’Engel.
L’héroïsation rétrospective d’Engel et Orkin peut paraître paradoxale, surtout comparée aux dimensions populaire et familiale de leurs récits, parfois très enfantins, comme celui du « Petit Fugitif ». S’il y a bien chez Engel une conscience réflexive, elle est dépourvue de prétentions « auteuristes » et revendicatives. Le seul souhait du cinéaste sera d’obtenir une large diffusion commerciale de ses films dans tous les Etats-Unis et à l’étranger, ce à quoi il échouera, de manière prévisible, malgré la fortune internationale (surtout critique) du « Petit Fugitif ». Le troisième long métrage d’Engel, « Weddings and Babies » (1958), ne sera montré qu’à New York, tandis que « I need a ride to California », son quatrième, en couleurs, réalisé une décennie plus tard au prix de grandes difficultés, ne sera jamais distribué…
Ruth Orkin, « Jimmy the storyteller », 1947
Si l’ouvrage est consacré à la filmographie d’Engel, avec pour point de mire « Le Petit Fugitif », il est aussi un très bel album qui examine le passage de la photographie de « rue » au Cinéma, par l’intermédiaire du reportage, un assemblage narratif de clichés, en rafales ou séries, autour d’un sujet choisi. Engel a été reporter de guerre dans la Marine, décoré après avoir couvert le débarquement en Normandie. Installé à New York, il adhère à la « Photo League », seul organisme de diffusion et d’enseignement de la photographie, qui rassemble des photographes professionnels nourris d’idées progressistes. Les grands noms de la photographie américaine y passeront au fil des ans comme élèves ou enseignants : Ansel Adams, Robert Frank, Helen Lewitt, Weegee, jusqu’au jeune Stanley Kubrick. L’organisme, jugé subversif, sera mis sur liste noire en 1947 mais il aura fédéré un bonne part des photographes américains, de la fin du New Deal jusqu’au second conflit mondial, parmi les plus influents, qu’il s’agisse de photographie artistique ou de reportage, dans la filiation de l’école dite documentaire. Morris Engel et Ruth Orkin s’y rencontreront, attirés tous deux par les sujets les plus humbles et par la capture « sur le vif » de scénettes ordinaires. A ce titre, la comparaison des clichés, ceux d’Engel ou de sa femme Ruth Orkin avec « Le Petit Fugitif », éclaire à posteriori les intentions d’un film qui peut dérouter, à cause de la narration très ténue qui lui sert de prétexte. Il s’agissait, avant tout, de saisir des instants de vie, impromptus, fragiles, et parfois insolites. C’était peu mais en fait énormément en termes de photographie et de cinéma. Une évidence l’air de rien sidérante.
Morris Engel – Ruth Orkin
« Outside. Quand la photographie s’empare du cinéma »
En librairie depuis le 20 novembre 2014
Textes de Stefan Cornic. Édition bilingue.
Préfaces : Alain Bergala, Anne Mora et Mary Engel.
(inclus le film « Le Petit Fugitif » (1953) en VoD jusqu’au 31 janvier 2015)
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